pretty normal activity — selina

Elle frotta ses mains l'une contre l'autre et les glissa rapidement dans ses poches. Un vent glacial secoua ses cheveux en tout sens et fit rougir ses joues. Elle ne put réprimer un frisson. Le temps n'était guère clément et la sensation de froid raidissait ses membres. Le col de son manteau lui protégeait la nuque, mais la brise hivernale parvenait toujours à s'immiscer dans les interstices et à frôler sa peau nue. Elle frissonna de nouveau et reprit sa marche. Les extrémités de son écharpe dansaient derrière elle tandis qu'elle accélérait le pas. Au dessus d'elle, le ciel d'octobre était gris et silencieux.

Ce fut d'abord l'odeur, ce mélange de sels et d'embruns dans l'air. Puis vint le bruit du ressac, et celui plus doux de l'eau s'étirant sur le sable. La jeune-femme inspira à plein poumons. C'était vivifiant, et même si le froid mordait son visage, elle se sentit reprendre des forces. Il n'était pas facile de se frayer un chemin pour parvenir à cette crique. Déjà, parce qu'elle n'était pas connue de tous et plutôt difficile d'accès quand on ignorait les chemins de travers. En outre, dès que le soleil se faufilait à l'horizon, c'était le repère des couples, de leurs tirades et de leurs étreintes aussi mièvres que dérangeantes. Alors qu'une fois l'automne et l'hiver venus, l'endroit retrouvait son calme initial et son aspect plus brut, plus sauvage. Ce qui lui correspondait beaucoup plus.

C'est pourquoi, Selina avait fait un encart à son emploi du temps bien réglé. Comme elle s'y attendait, elle ne croisa personne et s'avança un peu plus vers l'eau. La mer, à cette heure matinale, était de couleur bleu cobalt et sa surface encore agitée. Malgré ses bottines, il lui semblait s'enfoncer dans le sable. Elle revint donc un peu en arrière, là où le sol était encore sec. Par habitude, elle se dirigea vers une paroi rocheuse qu'elle connaissait bien. Après avoir escaladé quelques pierres, on se retrouvait dans une petit niche, à l’abri du vent, avec vue sur l'océan. Ce lieu sculpté par la nature, avait aussi l'avantage de pouvoir dissimuler toutes personnes s'y trouvant, tout en ne manquant rien de ce qui se passait dans la crique. Idéal pour avoir la paix, en somme. Néanmoins, la féline n'y monta pas, préférant s'appuyer contre la pierre, ses yeux orageux fixés sur l'entendue bleue.

Il lui revint en mémoire cette fameuse phrase : « parfois, sans que tu saches pourquoi, il faut que tu marches, que tu te lèves, que tu te dégourdisses le cœur ». En l’occurrence, et là encore sans vraiment comprendre, elle pensa que ces paroles correspondaient bien au moment. Elle avait besoin de prendre ses distances. Halloween approchait et bien entendu, une certaine effervescence régnait au pensionnait. De plus, le calme de ces derniers temps avait tendance à endormir les esprits. On se croyait presque revenu à l'ancienne époque, pourtant bel et bien révolue. Mais tacticienne et névrosée comme l'était, elle sentait venir la tempête. Le chat en elle dressait toujours les oreilles. De surcroît, elle ne pouvait pas nier qu'elle n'était plus vraiment elle-même depuis cette rentrée. Des changements s'étaient amorcés en elle, sans qu'elle s'y attende, sans qu'elle puisse s'y préparer. Un feu encore inconnu s'animait au creux de son ventre et s'étendait lentement en son corps.

Ce fut l'impression de ne plus être seule, celle d'une présence nouvelle dans sa bulle confortable, qui la fit se retourner. Ses yeux se heurtèrent à un regard sombre, presque éteint. Pendant un court instant, elle crût se voir dans ses pires moments, ceux où le petit être au fond d'elle, la privait de sommeil, d'envie et de force. Elle resta silencieuse et l'atmosphère sembla changer sans qu'elle perçoive pour quelle raison. Il eut comme un temps d'arrêt, comme ce moment où on reprend son souffle avant de se remettre à courir. Elle le vit se diriger vers elle, rompre la distance entre eux. Sa voix était étonnement chaude tout en étant lointaine. Il fit preuve de politesse, la vouvoyant même. Cet égard si subtile la laissa pantoise quelque secondes. Ils étaient visiblement du même âge, et Selina étant ce qu'elle était, connaissant chaque habitant de l'île, l'avait reconnu. Comme n'importe quel S, sa réputation le précédait. Étrangère aux conflits animant son école, elle ne s'arrêta pas à la couleur de sa cravate, tentant plutôt de se remémorer son pouvoir. Un réflexe conditionné désormais.

Un vent frais lui fit quitter sa léthargie. Elle se redressa, ramenant ses cheveux en arrière, qui ne manquèrent pas de retomber une nouvelle fois sur son visage. Elle s'entendit répondre d'une voix égale : « Disons que cet endroit est propice à la contemplation et à une certaine quiétude quand on vient y trouver l’accalmie qui nous faisait défaut. »

A son tour, elle regarda la mer. Son bleu paraissait s'éclaircir en même temps que celui du ciel. Rencontre fortuite aux accents de mélancolie. Possibilité latente d'une infinie tendresse. Ce calme étrange...

« Il est possible que le temps se montre plus clément d'ici à ce que midi sonne. »

Le temps n'avait rien de chaleureux. Le vent était glacial, le ciel était gris, la mer était agitée. Les roches abruptes de la crique auraient pu être le décor d'une bien triste histoire. L'ambiance s'y prêtait parfaitement. Pourtant, elle avait l'impression de se trouver ailleurs, comme si le froid mordant et l'atmosphère morose lui étaient étrangers. C'était une sorte de bulle, un drôle d'arrêt sur image. Elle ne parvenait pas à trouver les mots exactes pouvant convenir à la situation. Seule une image, celle d'un sablier figé, renversé sur toute sa longueur, dont les grains ne s'écoulaient plus, cette sensation d'étrangeté et de soulagement, semblait trouver grâce à ses yeux. Elle ignorait si c'était son état d'esprit ou bien le bienheureux hasard, qui rendait ce moment si singulier. Plus tard, elle réaliserait sûrement qu'ils ne s'appartenaient plus et qu'il existait des instants où le temps, les règles, la logique, s'évanouissaient. C'était un encart, un aparté, dans leurs vies si bien réglées que rien ne destinaient à se croiser. Peut-être était ce le lieu ? Après tout, la crique participait pleinement à cette impression de mystification. Ou bien encore l'heure ? Il était encore tôt et les esprits étaient embrumés. Ou encore leur personnalité respective ? Qu'il s'agisse de l'un ou de l'autre, ils n'avaient pas pour habitude de sortir de leur zone de confort. Autant de questions dont les symboliques réponses ne signifiaient pas grand chose au final.

Une nouvelle brise secoua ses cheveux sombres, et la lumière pâle de ce matin d'octobre, rendait son teint encore plus clair et faisait ressortir le rouge vif de ses lèvres. A ses côtés, un homme du même âge, plus grand qu'elle, au regard indéfinissable, lui aussi habillé d'un manteau, les mains dans les poches, semblait se perdre dans sa contemplation de l'océan. Cela aurait pu être la scène d'un film noir. Néanmoins, la réalité était toute autre. Ils étaient tous deux des élèves particuliers, aux aptitudes particulières, dans un pensionnat bien particulier. Il s'agissait juste d'un moment hors du temps, qui peut-être prendrait sens plus tard. C'était toujours une bulle et même la voix grave du garçon ne parvenait pas à percer les parois tangibles de cet instant échappant à tout contrôle.

Selina sentit son regard sur elle. Il la dévisageait, comme s'il cherchait quelque chose et que les traits de son visage pouvaient lui fournir une réponse. Il restait tout de même distant, n'esquissant pas le moindre le geste, toujours d'une politesse extrême. Il lui paraissait loin aussi. Inévitablement.  Si un voile invisible semblait les entourer tous les deux, un autre se glissait de manière imperceptible entre eux. Un sourire fendit son visage à l'entente du vouvoiement. On aurait vraiment dit qu'ils se trouvaient dans un autre temps, à une autre époque, dans ce que certains mystiques -qu'elle tournait habituellement en dérision- appelaient, vies antérieures. Elle laissa le bruit du ressac emplir le silence. Jetant un dernier regard vers le ciel qui commençait à s'éclaircir, elle se tourna vers lui.

«  Je me tiens à distance du chaos propre à notre académie » dit-elle dans un léger sourire. «  Je sers mes propres intérêts à vrai dire. Je prends ce qu'il y a prendre dans cette situation. Pour ce qui est du reste... » Elle haussa les épaules en guise de conclusion.

Il n'y avait pas plus vrai que ce qu'elle venait de dire. Elle n'avait qu'un objectif : les dons. Leurs utilisations, leurs fonctionnements, leurs limites, leurs caractéristiques et l'empreinte qu'ils laissaient sur leur possesseur. Sa curiosité n'était jamais complètement assouvie. En outre, elle ne se voyait pas choisir un camp. D'abord parce qu'elle tenait à rester éloignée de ce brouhaha permanent, que prendre parti cela voulait dire aussi s'impliquer, et qu'elle sentait, tout au fond d'elle, que son cœur balançait pour le plus répréhensible, et que son attrait pour le savoir et la puissance, serait dévastateur. Il n'était pas dans sa nature de faire les choses à moitié. Le feu en elle ne lui laisserait aucun répit. Une voix sage prédirait que le jour où les dons disparaîtront, le verre se briserait et l'ombre prendrait le pas sur tout le reste...

«  Les chats sont opportunistes. Ils savent se préserver, tout comme ils savent où planter leurs griffes et quand se retirer. » Selina lui fit un clin d’œil. «  Nous avons beaucoup en commun. »  Elle visualisa son tatouage sur l'avant bras et pensa à son surnom « la féline ». Elle aurait presque pu en ronronner de ce parallèle animal. Elle redevint sérieuse, avisant la cravate dorée de son interlocuteur. «  Tu m'intrigues aussi. » Elle appuya sur le pronom, releva la tête et planta ses yeux dans les siens. «  Je m'appelle Selina et c'est une drôle de rencontre que la notre. » Un nouveau sourire, des pupilles qui se dilatent. C'était un matin d'octobre.

Elle connaissait son identité, son pouvoir, la couleur de sa cravate, mais elle ignorait qui il était réellement. Bien souvent, elle pouvait mettre un nom sur un visage tandis que défilait dans sa tête  toutes les données enregistrées sur le don de cette personne et sa possible utilité. Elle ne creusait en profondeur que quand cela était susceptible de lui apprendre quelque chose. Connaître quelqu'un intimement, c'était s'impliquer. Elle ne voulait pas de ça. Une âme c'était déjà assez difficile à porter, alors avec plusieurs sur les épaules, on ne pouvait que s'écrouler plus facilement. En outre, le cœur des gens lui paraissait bien détestable. Le genre humain ne parvenait pas à trouver grâce à ses yeux. Elle avait toujours trouvé les animaux bien plus nobles. Seule l'étendue des vices des hommes la surprenait encore. Elle n'avait pas foi en son prochain, en l'autre. Pour autant, elle ne se considérait pas comme supérieur à eux. Elle ne possédait rien de plus que les autres. C'était juste sa cruelle lucidité et son pessimisme naturel qui finissaient toujours par lever le voile. Elle ne croyait en rien, elle n'attendait rien. Elle faisait tout ce qui était en son pouvoir pour maintenir les petites étincelles d’intérêt qui lui permettaient d'ouvrir encore les yeux. Elle ignorait en rien la tristesse de la chose. En toute honnêteté, et malgré son attitude détachée, elle se sentait vide. Parfois, il lui arrivait de reconnaître qu'elle se sentait seule aussi.

Selina desserra légèrement son écharpe et l'air froid s'engouffra sous son long manteau.  

« A vrai dire, ce que je perçois plutôt à travers ce morceau de tissu, c'est plus un mélange contradictoire de courage et de lâcheté. Courage parce que cette cravate a sous-entendu un choix, une volonté, et lâcheté, parce qu'elle induit un mépris du monde qui cache juste un dégoût de soi.  » Elle riva son regard sur l'étendue bleu glacée. « En tout cas, c'est que les S m'évoque. Comme...Comme la nécessité de hurler, d'assumer son individualité au détriment du reste. Quitte à détruire.  » Elle n'était pas certaine que ce qu'elle disait avait du sens, ou si tout du moins, il  comprenait quelques bribes de son raisonnement. Il s'agissait de son ressenti personnel. Ça lui appartenait. Avec un nouveau sourire, elle se retourna vers lui et ajouta : « C'est pour ça que ma sympathie penche plutôt vers vous.  » Ce fût dit le plus normalement du monde, comme si ça ne prêtait pas à conséquence. Familièrement, et parce qu'elle retrouvait sa nature joueuse, elle tira sa cravate et approcha son front du sien : « Tu veux voir un truc sympa ?  » Elle lui intima de la suivre d'un geste, sans lui laisser le temps de répondre.

Aussi changeante que le vent, elle se laissa aller à son naturel changeant, presque enfantin, qu'elle prenait généralement grand soin de taire. C'était un drôle de moment, une drôle de rencontre, un drôle de personnage. Une sorte de trêve, de pause à même le présent. Néanmoins, la réalité n'était jamais loin et au travers même de leur discussion, ils se renvoyaient à leur quotidien. Elle se dirigea plus haut sur la crique, dans un coin reculé, où un minuscule renfoncement permettait de prendre appui pour monter sur la paroi rocheuse. La jeune-femme entendit sa dernière phrase mais ne se retourna pas. Elle continuait d'avancer et commença son ascension. Le contact de la pierre était aussi dur que rêche contre la paume de sa main. Une fois arrivée plus en haut, elle épousseta le bas de son manteau, et se pencha vers le bas. Un tout petit mètre de hauteur les séparait désormais.

« Je ne considère pas ça comme une menace, je te rassure. A vrai dire, ça sonne plus comme défi à mes oreilles.  » Elle s'accroupit, plaça ses coudes sur ses cuisses et prit son menton dans ses mains.  Ses yeux orageux plongèrent vers le bas, à la rencontre du visage de son camarade. « Je ne suis pas totalement neutre non plus de toute façon. Mais toi dis-moi, si tu venu pour trouver un peu de tranquillité, ne cherches tu pas au contraire à te noyer dans ta propre passivité ?  » Nouveau sourire mutin. « Pour un doré, tu as l'air de t'ennuyer autant que moi.  »

Il lui semblait que lui aussi attendait quelque chose, comme un stimuli ultime pour échapper à cette torpeur. Elle se redressa et l'invita de nouveau à la rejoindre d'un mouvement d'épaule. Quelques mètres plus haut, les attendait un abri façonné par la nature, où ils pourrait s’asseoir et laisser leurs pensées se rencontrer.

Elle imposait son rythme. C'était elle qui décidait quand initier le contact, quand prendre de la distance. Elle avait toujours avancé sur une cadence rapide. C'était quelqu'un de nerveux, toujours tendu sur un fil, en équilibre. Elle contrôlait son espace comme son temps. Pourtant, elle dansait seule. Elle avait fait ce choix. C'était quand elle voulait, quand elle avait envie, quand elle en avait besoin. Égoïste. Elle n'aimait pas les gens, sans pour autant parvenir à s'en passer. Alors souvent, fatalement, s'établissait un rapport de force. Elle ne se laissait pas approcher facilement et quand c'est elle qui faisait le premier pas, ça manquait de tact, de délicatesse, de justesse. C'était soit trop froid ou trop chaud, jamais comme il fallait. Alors oui, elle préférait danser seule. Elle gérait ainsi sa piste, les invités et la musique. En matière d'humanité, elle ne prenait pas de risque. Elle ne se ferait pas piétiner. Jamais.

Il était toujours d'une extrême politesse, mais froid. Implacablement froid. Il n'appréciait guère ses initiatives, sa familiarité soudaine et intempestive. Il n'appréciait pas son rythme. Ce n'était pas le premier. Elle aurait pu s'en soucier si elle était venue dans l'attente de quelque chose. Mais ce n'était pas le cas, il s'agissait d'une rencontre fortuite qui ne prêterait sûrement pas à conséquence. Il y avait de fortes chances pour qu'après ce court instant dans une courte journée, ils ne seraient réduis qu'à se croiser dans les couloirs. Ombre pour ombre.
Elle ressentait juste le besoin de faire danser quelqu'un sur sa musique. Il ne lui semblait pas très joueur. Peut-être se trompait-elle ? En tout cas, il conserva la distance entre eux et se fit plus piquant dans ses paroles. Elle pensa que s'il avait été du genre à s'impatienter ou à tiquer, elle l'aurait énervé depuis longtemps. Puis elle se dit que s'il finissait par ne plus s’embarrasser de politesse, elle aurait un peu gagné. Elle ignorait quoi exactement. Toujours cette question de contrôle. Toujours ce besoin d'avoir plus.

Il prit place à ses côtés. Elle commençait à comprendre ce que pouvait ressentir les personnes autour d'elle, quand elles disaient qu'elle semblait toujours sur ses gardes. Dans le genre, il n'était pas mal non plus. Elle s'adossa contre la pierre froide, réalisa avec un sourire qu'il paraissait ne pas l'aimer beaucoup. En ce qui la concernait, elle était plus instinctive dans son approche. Il fit une tentative pour la comprendre, presque à contre cœur visiblement. La jeune-femme avait déjà pu constater qu'elle provoquait soit un réel intérêt, soit une antipathie totale. Les gens ne savaient pas sur quel pied danser. Avec Terrence, elle se sentait confrontée à une forme d'indifférence. Elle n'était pas sûre que ça lui plaise. Il parla et sa voix lui parut plus basse que sur la plage. La féline redressa le menton et observa le ciel se couvrir de nouveau.

« Me démarquer d'autrui ? Peut-être bien. Je me sens différente en tout cas. Et profondément, je sais que je le suis. C'est aussi ce qu'on me fait ressentir. C'est un tout en fait. Il n'y a aucune prétention dans tout ça. Un simple constat. » Des mèches de cheveux lui barraient le visage et ses yeux semblèrent se durcirent de même que le temps lui même. « Quant au besoin maladif dont tu parles, je parlerais plutôt de nécessité. Mettre à distance les autres, je suppose que ça te parle ? » Selina tourna son visage vers lui avec un air équivoque. Elle se permit une petite provocation :«  Je suppose aussi que ça n'a rien de facile d'en être réduit à se détester autant ? »

Elle ne cherchait pas à faire mal, plutôt à le faire réagir. Elle voulait un moment spécial, et elle le voulait tout de suite. Peu importe si ça n'avait pas grand sens. Elle attendait quelque chose de plus de sa part. Au fond, comme en elle attendait plus d'elle même. Elle ne voulait pas plonger dans l'apathie, dans une inertie totale. Elle opta pour une confrontation tranquille. Elle se sentit comme une enfant et haussa les épaules. La queue du chat fouettait l'air.

La brume matinale se dissipait peu à peu. Le vent se faisait moins froid et le soleil parvenait enfin à percer au travers de quelques nuages. La jeune-femme poussa un soupir. Il lui semblait que l'atmosphère perdait ainsi en mystère. En tendant l'oreille et avec l'aide de la brise, on pouvait entendre la clameur de la ville récemment réveillée, mêlée au bruit des vagues. L'instant singulier s'évaporait à son tour.

Décidément, les gens n'arrivaient pas à la satisfaire. Un écart perdurait encore et toujours. Elle jeta un coup d’œil au jeune-homme à côté d'elle. Aucune intimité ne pouvait s'instaurer. D'intriguée, elle était passée au stade de l'agacement, puis enfin à celui de l'ennui. Au final, il perdait en consistance dans son esprit. Il redevenait un pensionnaire comme les autres, c'est à dire un étranger. La couleur dorée de sa cravate ne lui avait jamais paru aussi terne. Dire qu'elle était presque venue à penser que les S avaient un petit quelque chose en plus, en tout cas quelque chose susceptible d'éveiller son intérêt. Elle pensa aux poupées sans âmes des vitrines et soupira de nouveau. N'y avait-il rien pour insuffler un peu de magie à ce morne univers ?

Son opportunisme félin n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait. Elle savait qu'elle changeait d'état d'esprit au gré de ses caprices, de ses envies et des personnes, mais pour le coup, elle aurait souhaité maintenir cette curiosité, cet amusement. Elle trouvait que derrière ce masque de politesse et cette distance empruntée, il y avait juste un garçon hautain persuadé d'avoir le contrôle. Il semblait la considérer avec condescendance tandis qu'elle commençait quant à elle, à le trouver creux. Chacun à leur manière, ils prenaient leur distance. La sensation fugace d'alchimie disparaissait petit à petit.

« Je me défends plutôt bien en effet. » Lui rétorqua t-elle à propos de leur conversation sur l'amour propre. « Pour autant, je reconnais que tu n'es pas un joueur facile. » Selina passa une main dans ses cheveux. « Tu restes un petit joueur bien entendu, mais tu sais mener ta barque. » Elle tint ces propos décousus le plus naturellement du monde et ne fit plus rien pour cacher sa soudaine lassitude. « Dire qu'avec un peu d'effort, tu aurais pu devenir intéressant. »

C'était presque dit avec tendresse. Selina ne prenait plus la peine d'enjoliver ses propos. Son naturel cassant refaisait surface. En outre, elle n'ignorait pas non plus le mépris qui lui renvoyait. Encore une fois, elle avait souhaité un moment spécial, et encore une fois, elle avait été déçu. Elle reprendrait donc son train train habituel, taquinant Harrison, discutant avec Joshua, faisant des recherches avec Chan, buvant avec Song, lançant des piques à Colton, et cetera, attendant l'instant qui secouerait son quotidien. Terrence ne savait pas jouer, Terrence avait un goût amer. Elle eut de nouveau envie de le provoquer et d'une manière atrocement familière, approcha ses lèvres de sa joue pour finir par lui souffler dans l'oreille. Pour lui, elle venait sans doute de franchir toutes les limites de la bienséance. Il avait vraisemblablement horreur de la promiscuité. Selina recula, reprit sa position initiale tandis qu'un léger rire franchissait le bord de ses lèvres insolentes.

« Dis toi que ça aurait pu être pire. Si j'avais été un chat, je te l'aurais fait payer en te mordant. »

C'était le temps des menaces et des regards torves. Elle ne cilla pas. Au contraire, elle préférait cela.  Elle n'était pas en territoire inconnu. Elle savait manier les armes. Si elle avait peu d'amis, c'était aussi le cas pour les ennemis. Elle n'était ni faible ni vulnérable. Elle avait tout fait pour, en tout cas. Sa présence en A était déjà un signe : elle était loin d'être une petite joueuse. En outre, elle excellait dans la maîtrise de son don et avait pour son âge, une connaissance peu commune des pouvoirs. C'était une vraie base de données. et elle le savait. Surtout, ON le savait. Chaque éventuel monomageia arrivant au pensionnat était un cas d'étude. Les sources étaient nombreuses et elle pouvait compter sur Chan pour compléter ses recherches. L'inconvénient était qu'à force de rester dans l'ombre, il lui arrivait d'être désagréablement sous estimée. Terrence était visiblement de ce genre là. Il ne savait pas qui elle l'était. Grand bien lui fasse. Elle se prit alors à vouloir viser plus haut.

« Ta condescendance pourrait être agaçante si toi et moi, nous nous connaissions. Étant donné que ce n'est pas le cas, je n'argumenterais pas sur ce point. » Elle imita son ton calme et sûr de lui : « Pour information, le monde est bien plus vaste que ce petit bout d'île. Alors toi et tes petits camarades, et il en va de même pour tous les autres, vous n'êtes que des lycéens bouffis d’orgueil tentant de rester sur le haut d'une pyramide si petite que c'en est risible. Il serait temps d'élargir vos perceptions. » Sa dernière phrase fut prononcée plus vivement. Elle détestait ces querelles intestines et ce manque de vision dans son environnement. Il parlait de la couleur d'une cravate, alors qu'elle, elle, elle voulait avaler le monde. « Et avant que tu croies bon de pointer mon arrogance, sache que je me situe dans le lot aussi, mais que je compte bien m'en extirper au plus tôt et que mes perspectives sont beaucoup plus larges que les couloirs d'un pensionnat. » Elle releva la tête en direction du ciel. Ici, ce n'était rien d'autre qu'une étape. Du moins l’espérait elle.

Selina était loin d'être ignorante. Elle connaissait ses tords. Comme Joshua, son intelligence, sa sagacité, n'était pas toujours facile à vivre. Sa neutralité pouvait aussi poser problème, ainsi que son manque cruel d'implication. Elle se savait douée mais aussi profondément seule. Si son attitude pouvait rapidement passer pour arrogante, c'est parce qu'elle préférait garder ses distances. Jusqu'à présent, cela ne lui posait pas de problème. Mais le temps passant, elle semblait attendre quelque chose pour la faire vibrer. C'était aussi une question de survie. Il était de plus en plus difficile de rester neutre. Surtout qu'en réalité, elle finissait par l'être de moins en moins. Elle n'était plus aussi tolérante que dans le passé. Les efforts et le travail l'avaient façonné. La puissance acquise ne la rendait que plus déterminée.

La féline regarda son interlocuteur. Elle laissa ses yeux glisser sur lui, observant les traits du visage qui lui faisait face. A y regarder de plus près, il paraissait plus curieux que réellement menaçant. Bien sur, il ne l'appréciait guère et se gardait bien de faire des efforts, mais il ne semblait pas foncièrement animé par l'impatience, la colère ou le dégoût. Elle ne prit pas la peine de réfléchir à sa réponse.

« Que pourrais-tu bien leur rapporter ? Mon comportement insolent, mes paroles inconséquentes ? » Elle haussa les sourcils dans sa direction. « Je serais toujours plus utile en tant qu'alliée plutôt qu'ennemie. Même le S le plus idiot s'en rendrait compte. » Elle s'adressait à un informateur, à une porte ouverte vers les dorés. Ça pouvait devenir intéressant, ça pourrait être susceptible de la faire vibrer.

De plus, loin d'elle l'idée de le considérer comme un piètre informateur, elle le soupçonnait même d'être très doué dans son domaine, cependant s'il ne prenait pas la peine de s'enquérir de certains élèves, cela pourrait relever d'un manque de perspicacité ou d'un excès de confiance en soi. Était ce là le vice profond des S ? Faisait elle une erreur en tentant une approche vers l'un d'entre eux ? Elle haussa les épaules, Terrence avait au moins le mérite de l’honnêteté et si elle lui était désagréable, à ses yeux il n'avait rien de méprisant, même s'il pouvait être affreusement morne par moment.  

« Les chats ont neuf vies mon ange. » Elle souria toute seule, les yeux brillants.

Les perspectives. C’était ça qui lui faisait défaut. C’était peut-être ça la solution. Elle visualisa le mot dans sa tête, le découpa, le tourna dans tous les sens, le reconstituant ou mélangeant les lettres. Les termes comme nouveauté, élan, curiosité, ambition, possibilité, tournoyaient eux aussi. Elle percevait désormais le sens de tout ça, son inconscient l’avait juste précédé. Les S lui offraient des perspectives. Les S prévalaient la puissance et l’indépendance. Les S lui fourniraient des ressources nouvelles. Les S étaient inexorables mais pourtant insaisissables. Leurs convictions reposaient sur la vérité. En tout cas, une vérité qui était aussi la sienne. Jamais, elle n’avait failli. Toujours, elle avait fait taire ses émotions violentes qui couvaient en elle.
Il était probable qu’elle avait enfin trouvé comment concilier sa cruelle perspicacité et son inévitable lassitude. Les perspectives. La classe S. Elle n’avait jamais eu une perception manichéenne du monde, elle ne considérait pas que le bien et le mal étaient deux choses irrémédiablement différentes. Là encore, l’humain était à prendre en considération. Selon les personnes, les visions étaient différentes et le bien commun une notion désuète, répondant aux besoins d’un optimisme se nourrissant d’idéal.

Elle pensa alors à son père. Figure tutélaire et profondément aimée. Elle pensa au fait qu’il n’était plus là. Elle pensa à sa mère, à ses amis, à toutes les personnes composant son entourage. Elle pensa raison, elle pensa cœur. De nouveau, elle visualisa. Elle ressentait plus qu’elle ne le voyait cette béance intérieure, ce vide qui lui broyait le corps et la tête. Chacun des êtres qui comptaient pour elle avançaient. Elle seule semblait rester imperturbable au temps qui passe. Son totem reposait contre sa poitrine. Elle pouvait aller où elle le voulait, la distance n’était pas un problème. Le moyen non plus. C’était l’endroit qui lui manquait. Sa scolarité se terminerait bientôt. Elle ne resterait pas sur ce petit bout de terre. Elle souhaitait seulement avoir envie. Le félin en elle était lassé de dormir, sa queue brassant l’air. Elle était douée. Elle s’était forgée, avait une connaissance peu commune des dons et des possesseurs. Une source intarissable. Sa pratique du pouvoir était excellente, ses notes aussi. C’était une A, depuis sa toute première année. Elle pêchait par son caractère difficile voila tout. Toutefois, elle pensait que les S n’étaient pas du genre à s’attacher à ce type de détail. Elle jeta un coup d’œil à Terrence, il s’était redressé, prêt à s’en aller. Il lui lança un avertissement, presque un conseil.

« Je ne m’intéresse pas aux défis de petite envergure de toute manière. » Elle se permit une nouvelle boutade. Avec un interlocuteur pareil, cela allait devenir monnaie courante. Plus sérieusement elle ajouta ; « Moi aussi, j’ai un but et des attentes. Ils se devront d’être comblés au-delà de tout engagement. Mais peut-être qu’il est temps pour moi. La passivité est loin de me correspondre après tout. »

La mélancolie devenue inhérente à sa personne lui posait problème. Elle avait conscience qu’elle devait encore affirmer sa volonté et ses objectifs, mais Selina était prête à brûler. Les braises en elle n’avaient jamais cessé de rougeoyer.

Terrence était l’incarnation du changement pour elle. Cela pouvait prêter à rire au vu du personnage et de sa personnalité, mais elle avait le sentiment que leur rencontre et cette impression intense qui l’avait saisie un peu plus tôt dans la matinée, n’avaient rien à voir avec le hasard. Bien loin de sa fonction initiale d’informateur des S, il lui offrait des perspectives. C’était le plus important et pour cela, il allait devenir un repère non négligeable. Ils n’avaient pas besoin de se comprendre ou de s’appréciaient l’un l’autre. Ils n’avaient qu’à se fier au Ranker et à son appétit insatiable. Elle eut un sourire carnassier, un sourire qu’elle n’avait jusqu’alors jamais arboré.  Il s’éloigna sur quelques mots, les mains dans les poches. Elle avait compris le message. Il lui restait à faire ses preuves.

« A bientôt mon ange. L’orage ne saurait tarder. » Sa phrase occupa le silence tandis que le ciel se couvrait et qu’une silhouette s’éloignait nonchalamment de la crique. Elle laissa le vent jouer avec ses cheveux tandis que le froid lui mordait les joues.