Fouetté. Bourré. Chassé. Emboîté. Plié. Il n’y a plus aucun de ces pas, plus rien de tout ça dans sa routine. Juste des petits pas pressés, précipités lorsqu’elle quitte une salle de cours. Main accrochée à son sac à l’épaule. Elle les fuit. Les autres. Comme si elle préférerait se cacher d’eux. Éviter tout contact. Encore maintenant. Pourtant, elle n’a pas cette posture, dos rond d’asociale déprimée et torturée, recroquevillée sur elle-même. Non. Elle se tient toujours droite. Elle vous regarde toujours droit dans les yeux -infaillible entièreté- avant de s’en détourner. Il y a ce réflexe toujours présent dans son corps. But being her, here, was a complicated thing, a wonder of muscles, organs, synapses and nerves. Especially when she has to cross this hall every single day.
Stoppée net en haut des marches, cette vue lui vole son souffle, enfonce un peu de plomb dans son palpitant. Oui, il y a du monde qui chahute en bas. Des élèves, plein. Toutes cravates confondues. Des enseignants, des surveillants aussi. Ils vivent leur vie ici bien trop habitués ou trop révoltés. Ça dépend des jours. Mais à cet instant précis, qui l’écorche toujours un peu avant de se résigner à plonger et passer son chemin… Elle ne les voit pas. Tout ce qu’elle voit, c’est ce décor. Faste. Il y a des ressemblances avec l’école de l’opéra de Paris. Comme un mauvais écho. Déformé. Douloureux. Elle se serait bien passée d’un tel souvenir. Ces journées qui débutaient et se terminaient également de cette façon, le regard parfois accroché aux dorures, passant devant les sculptures d’un autre temps, hôtes et témoins du beau comme du pire dans ce lieu. Derrière les lourdes et belles portes de son ancienne école, il y avait la discipline, la rigueur, la compétition, l’avidité, l’orgueil, la hiérarchie, l’acharnement, la sueur, la douleur et des limites parfois franchies. Et pas de pitié. Ni des élèves ni des adultes. Il y a bien des moyens pour être épargné ou du moins retarder la chute, mais elle n’a jamais eu à en user. Par chance. Elle l’a été pendant de longues années -chanceuse. Le retour de baton a été brutal. Et maintenant que sa bulle, que son monde est percé, elle voit un peu plus clairement les péchés qui dissonaient au milieu de la grâce des danseurs, dans les coulisses des répétitions et des spectacles. Elle était bien naïve. Est-ce que c’est comme ça ici aussi ? Qu’est-ce qu’il se cache derrière les portes du pensionnat ? Un autre type de guerre apparemment. Mais celle-ci aussi, elle s’en fiche. Même plus encore que l’autre bataille.
Dans la paume de sa main, elle sent les clés du bungalow vaciller. *Merde.* C’est son indicateur, quand son don fuite trop intensément. Il faut qu’elle se calme. Encore plus que ce que son stoïcisme extérieur peut laisser croire. Inspire, expire. Ce n’était rien que le chamboulement habituel quand elle s’attarde ici. Il faudrait qu’elle trouve sérieusement un autre chemin. Surtout quand dans son dos, une voix timide mais familière tente de l’interpeler. Elle fait mine de ne pas l’entendre et descend enfin l’escalier -espérant aussi le perdre dans la foule d’élèves. Elle accélère au cas où, un demi-soupir filant entre quatre temps. Quatre marches avant le sol et l’évasion.
Ou la collision. Évitée de justesse. Mais le rythme a été tranchée. Variation suspendue. Elle ne sait pas si elle est surprise de ne pas l’avoir vu arriver, si elle est surprise par l’accrochage étonnamment manqué ou si elle est décontenancé par le regard qu’il lui jette.
Peu importe.
– Dé- *Oublie la politesse pour une fois. Ça sera plus simple.* Fais attention où tu mets les pieds, tu as failli me rentrer dedans.
Le dédain est lancé par un regard aiguisé mais c’est malheureusement tout quand elle se rend compte qu’il aurait été encore plus simple de juste, l’ignorer. Mais il y a bien un faux contact quelque part.
Des allures de grand salon à dorures, parfois il a l’impression de n’être jamais arrivé. Des éléments familiers dans le décor, comme des fantômes. Le col blanc des uniformes qui lui rappelle les tenues de gala ou bien est-ce la chorégraphie des élèves qui se croisent, les échos d’une danse dans leurs pas ? Peut-être autre chose. Quelque chose de bien plus insidieux. Cette folie belliqueuse qui sommeille en chacun, gangrène déjà les regards et les gestes de certains, cette chose qui bouillonne au fond des cœurs. Et Figaro a l’impression que s’il se risque à trop se mêler aux foules, s’il fait un peu trop attention à l’injustice des lieux, elles risquent de repartir, les braises mourantes de sa folie à lui. La minutie dans les œillades, derrière ses airs désinvoltes. Le comportement des autres qui varie, parfois de manière imperceptible, selon la dégaine, la provenance, les opinions et depuis qu’il est ici, selon la couleur d’une stupide cravate. La raison qui lui glisse au creux de l’oreille. Tu as assez donné Figaro, tu ne crois pas ? On ne peut pas sauver tout le monde. Des Zita, il y en a des dizaines, des centaines sur cette terre. C’est tragiquement banal.
Retour à des détails bien plus frivoles. Un garçon en face de lui, occupé depuis quelques instants à observer attentivement des feuillets avec une mine désemparée. Cherchant la moindre erreur. Sauf que. « On jurerait que c’est l’écriture de la CPE… » Figaro sort de ses pensées, fronce un sourcil rien qu’une seconde avant de répliquer avec un haussement d’épaules désabusé. « Oh c’est son écriture. Techniquement parlant. J’l’ai vu faire en me rédigeant une autorisation y a un bail de ça, mais impossible que j’oublie ce genre de truc, juré. Tu montres ça à un surveillant, il te laissera sortir ce soir. Si t’es pas satisfait tu viens m’voir demain j’te rembourse le double. » L’élève à la cravate bleue et aux expressions candides qui relève soudainement la tête pour nier le moindre soupçon avant de vite froisser les feuilles au fond de sa sacoche, les noyant dans ses cours. Les gestes faussement assurés, un peu tremblotants mais le A fait mine de ne pas relever, il observe le gamin fouiller dans ses poches pour en sortir quelques billets, que Figaro empoche aussitôt sans vérifier. Et l’élève retourne se mêler à la foule, à cette espèce de danse anarchique qui a lieu chaque jour dans le hall, qu’il ne se lasse pas d’observer. Ça ne devrait plus tarder. Ce nouvel élément dans le décors qui l’intrigue, Figaro.
Et justement. Au milieu de la cohue, debout en haut des escaliers, il y a cette fille qui semble modifier l’espace-temps qui l’entoure. Comme si ceux qui passaient à coté d’elle se mettaient rien qu’un instant au diapason avec son rythme à elle, un tempo étrange. Volatile. Comparé à tout ce qui peut être oppressant ici. L’œil de l’ouragan. Sa faute à elle si les événements s’enchaînent d’une telle manière, qui sait. En tout cas l’occasion est trop belle. Lui qui la cherche d’habitude, il s’était avancé sans lever les yeux cette fois ci, se frayant un chemin vers les escaliers tout en comptant ses gains, pressé de se rendre ailleurs pour les renflouer. Et tout à coup. Opale. Qui brise le rythme, son rythme comme toujours lui impose le sien dans une valse à trois temps un il lève les yeux deux elle lève les siens trois ils s’évitent.
Quatre éventuellement. "Fais attention où tu mets les pieds, tu as failli me rentrer dedans." Ce moment où il planté devant elle, l’escalier et tout le reste des prévisions derrière lui, alors qu’il se demande pourquoi est-ce qu’il reste là à arborer presque inconsciemment une mine désintéressée tandis qu'elle s'agace. Court silence.
— ... Peut-être que c’était l’projet ?
Contrecoup condescendant à son dédain à elle, qu’il abrège vite avec un souffle détaché, tandis qu’il dissimule sa fortune dans sa poche arrière. Le regard bas.
— Ou peut-être que c’est pas de ma faute… Qui me dit que t’uses pas de ton don pour me faire approcher ?
La désinvolture, c’est pour masquer cette impatience espiègle. Car. Elle a de ces airs rêveurs qui donnent envie de la tourmenter, c’est étrange comme son calme olympien à elle attire irrémédiablement sa tempête à lui. Incapable de s’en empêcher, c’est comme si ça lui échappait en présence de cette fille. Et elle aurait mieux fait de l’ignorer, oui, car sa réplique le décide à remettre tout le reste à plus tard. Ça se lit dans ses yeux lorsqu’il les pose à nouveau sur elle, laisse enfin naître sur ses lèvres une risette railleuse.
— Si t’as tant envie que ça de discuter faut pas hésiter, Opale.
À peine au diapason avec elle qu’il cherche déjà à imposer sa propre fréquence normal que les deux ne soient jamais exactement sur la même longueur d’onde.
Il a fallu que ce soit lui. L’énervant, l’agaçant, l’intenable Figaro. Un vrai casse-pieds. À faire le premier pas, l’obligeant à faire le second, pour qu’ils se retrouvent au centre et qu’il y ait collision. Elle est persuadée qu’il le fait exprès. Tout ça, son petit jeu, cette ritournelle qu’il veut lancer à chaque fois, ce n’est pas nécessaire. … Mais ça deviendrait presque une habitude. J’aurais dû l’ignorer. Pensée mordue, bloquée entre ses dents. Et le silence face sa première remarque sera sa seule réponse. Si il souffle, elle restera de marbre, comme d’habitude depuis un an. Tout ça, ça ne changera rien.
— Ou peut-être que c’est pas de ma faute… Qui me dit que t’uses pas de ton don pour me faire approcher ?
Ou peut-être que si. Ses phalanges blanchissent dans le poing serré autour de ses clés. C’est à l’image de son coeur qui s’est violemment rétracté sur lui-même pour éviter d’être tranché à vif. Parce que le sujet est trop délicat, trop sensible, trop tabou pour elle. Mais Figaro ne le sait pas… qu’elle ne peut pas rire de tout ça, que ça la terrifie que son magnétisme puisse se déclencher sans qu’elle n’y puisse rien, sans qu’elle contrôle l’aimant dans ses veines qui se joue des autres… Why, if what i want more than everything is solitude, do i keep inviting you in? Il ne sait pas qu’elle est incapable de répondre à son impitoyable insolence par le même ton. Pourtant, elle aimerait pouvoir lui dire qu’il s’y croit certainement un peu trop, mais il n’y a rien qui sort. Dans sa gorge, un noeud rempli d’aiguilles la paralyse. Dans sa cage d’os, ça tremble comme la corde d’une contrebasse que l’on vient de pincer -un mauvais écho, une redondance de rythme qui la rendrait nauséeuse. Et dans ses yeux, des lames aiguisées à la chaux le poignardent probablement.
— Si t’as tant envie que ça de discuter faut pas hésiter, Opale.
Elle ne veut pas avoir à faire à lui. Elle ne veut pas qu’il s’approche. Et sa risette qui fait tanguer n’y changera rien. Pourtant, elle s’approche d’un pas, comme pour le défier, ne pas perdre la face avec cette fierté originelle normalement inexistante et une mauvaise foi devenue monnaie courante. Aussi impétueuse que lui, peut-être même plus. Une légère sévérité pointant le bout de son nez sur ses traits levés vers le brun, courbes parfaitement glacées pour s’y écorcher.
– Regarde-moi bien. Ceci est le visage de quelqu’un qui ne t’aime pas. Je te déteste Oulianov.
Grave-le dans tes neurones. Ne m’adresse plus la parole. Oublie-moi. Est-ce qu’elle ne lui a pas déjà dit ? Est-ce qu’il fait semblant de ne pas comprendre ? À croire qu’il est programmé pour la tourmenter et qu’elle n’espère que le repousser… dans un ballet médiocre qui ne lui ressemble en rien.
– J’aurais cru qu’un brillant A aurait compris ça il y a longtemps déjà, mais leur réputation serait donc fausse...
Qu’est-ce qu’elle s’en fiche. N’est-elle pas assez directe ? Ou alors ne peut-il pas lire entre les lignes ? Ne peut-il pas voir ce qu’elle ne sait pas dire ? Dans cet espace épuré, là où aucun mot ne caresse ni ne frappe ? Oh mais. Pourquoi s’attendre à quoi que ce soit de sa part ? Parce qu’il trouve toujours une pirouette pour continuer à l’enquiquiner ? Qu’il insiste ? Impossible. Le coeur chiffonné un instant par cet éventualité cherche gain de cause dans une autre course -vite reniée et réfutée-, mais la contraignant à reculer.
– Enfin. J’ai autre chose à faire que te laisser me prendre pour un jouet qui trompera, peut-être, ton ennui.
Un soupir las. Un semblant de “va jouer ailleurs, fiche-moi la paix” calqué sur le rythme régulier et monotone du métronome dans sa voix. Ce sont d’abord ses yeux qui dérivent ailleurs après une seconde de trop à s’attarder dans les siens, puis son visage qui se détourne avant que le reste de son corps ne l’esquive. Dire qu’il l’oblige à changer de chemin, à contrarier ses plans aussi minimes soient-ils. Pour qui se prend-il sérieusement ?
L'écho de ses désirs à lui dans les reproches qu'il lui avait adressé, retournées à l'envoyeur dans une froideur des plus sereines. En surface. Il en est convaincu. Et si le cour de son existence avait pris des teintes pianissimo depuis qu'on l'avait exilé sur cette île, ces dernières se changeaient en nuances agitato dès qu'il approchait de cette fille. Bercé par des mélodies lancinantes jusqu'alors, il a du jazz dans la tête lorsqu'il croise ses iris pétillantes.
Fin de mouvement, dans ses répliques, son attitude à elle, et ça le fait ricaner. Un peu moqueur quand même. Les remarques sensées piquer son ego l'attendrissent au contraire. Il se demande. D'où venait ces expressions hautaines, ces petits airs fiers et à moitié naturels. Parfois, lorsqu'il la croise au détour d'un couloir, il a des impressions de déjà-vu dans les postures et les pas. Pourquoi l'enquiquiner elle et pas une autre ? C'est qu'elle est l'incarnation de réminiscences qu'il chérit au fond de lui. C'est étrange, il la verrait mieux dans les lieux d'avant. Il y a des moments où il croit se souvenir d'une œillade d'un bout à l'autre des escaliers bondés de l'Opéra de Paris, ou bien était-ce celui de Londres. Images fictives à tous les coups, mais il voudrait se le prouver. Et puis. Zia, un peu en elle tout de même, sans qu'il puisse se l'avouer. Lui se dit sûrement que c'est surtout amusant de la voir soupirer comme ça.
Rotation du regard puis du corps qui se détournent de lui l'un après l'autre, il laisse passer, une seconde, deux secondes, imite le mouvement au bout de la troisième. Et ses pas s'accordent aux siens, mélodie identique, en canon cependant, tandis qu'il est légèrement en retrait et qu'ils se fraient un chemin parmi les élèves.
— Tu me détestes, c'est déjà ça. Tu aurais dis sincèrement quelque chose comme "tu m'indiffères Oulianov", je l'aurais très mal pris. Mais là.
Mains dans les poches, haussement d'épaules. Le reste des affirmations ? Il évite de les contredire, même s'il en a très envie. Parce que ça prouverait qu'elle avait soit visé juste soit tord quant à son opinion d'elle. Et ça rendrait les choses moins divertissantes. Ce jeu instauré secrètement entre eux ne consiste-t'il pas justement à ne jamais trop en dire ? Il fait mine de ne pas l'observer elle, Figaro, regarde plutôt par dessus son épaule distraitement, avec une mine plutôt désabusées.
— Où est-ce que tu cours comme ça du coup ? Si je suis ton schéma de pensée, sûrement pas bosser à la bibliothèque. J'veux dire. Une E à la traîne, ça passe pas l'après-midi à bouquiner.
Une risette en coin, et il fait un peu de plus qu'elle pour accorder leur cadence, avance à ses cotés désormais.
— Sois inventive Opale, donne moi une bonne raison et promis je te laisse tranquille.
Parce qu'elle le pense ou non, elles sont loin d'être malveillantes, ses intentions à lui.