Mon avis sur Lenzo avait toujours été le même depuis que je connaissais son existence. Drôle, jolie, geek et abordable - dans mon monde, c’est plus ou moins ce qui se rapprochait de la fille parfaite. Je la connaissais grâce à Heath, ce qui me donnait une raison supplémentaire de le considérer comme mon Yoda, et elle m’avait tout de suite tapé dans l’oeil. C’est pas vraiment un coup de foudre, c’était plus comme… un kiff. Un fantasme, ce que vous voulez - une nana qui vous attire, sans que vous n’éprouviez de sentiments pour elle. C’est comme ça que je qualifiais mon point de vue - notre relation, en revanche, était totalement différente.
En gros, j’étais le noob de service. Ca avait tout bêtement commencé par des parties en ligne, entre potes, d’innombrables heures passées ensemble derrière nos écrans. Heath était un intermédiaire, la passerelle entre nous - et à vrai dire, ça n’était pas plus mal. Les filles, ça n’avait jamais été mon rayon - je ne sais pas si j’aurai été capable d’établir une relation correcte. C’est peut-être ce qui a sauvé la notre - je savais que c’était tendu depuis la création de RED, mais pas entre elle et moi. Peut-être justement, parce qu’il n’y avait aucune relation à perdre - mais à vrai dire, j’optais davantage pour la solution « je ne peux pas descendre davantage dans son estime ».
Allez, je vous laisse deviner le contexte de notre réunion. Un lézard poli, me demandant de me connecter pour passer du temps ensemble virtuellement… no. Un lézard tyrannique, me sommant de connecter immédiatement mon compte pour compléter les équipes dû au manque cruel d’effectif geek sur cette île. Je n’avais pas bronché : en ce moment, je prenais du temps pour me détendre, oubliais les tensions et la bataille pour les autres. Je me contentais du minimum, tenir la barre en l’absence de Heath sans chercher à avancer le navire. Ramener les E en classe, écouter les cours, faire des cours vidéos le soir pour tout le monde. Le plus long dans tout ça, c’était l’upload - et c’est ce qui nous tua.
Connexion moisie par les téléchargements, je manquais l’immanquable face à l’ennemi et vis sans surprise mon personnage périr au combat. Il ne fallut pas plus de quelques minutes après cette horrible boulette pour voir notre équipe entière se faire décimer - inutile de préciser sur qui la faute revenait. Je retirais mon casque et le gardais tendu devant moi, écoutant la voix de Lenzo résonner - nul doute qu’elle m’aurait arraché les tympans si j’avais daigné porter mon Logitech (placement de produit ma gueule, keskia ?). Je soupire, parvenant brièvement à entendre « fête foraine » et « je vais te niquer » avant que l’appel ne coupe définitivement.
Génial. Belle réussite. Moi qui avait l’intention de passer mes prochains jours à jouer et peut-être essayer de me rapprocher d’elle, c’était mal parti. Je haussais les épaules, attrapais une veste propre dans l’armoire et quittais la chambre de Crystal sans me presser. Pourquoi elle ne voulait pas tout simplement venir ici, tant qu’à rager ? J’avais du temps à perdre le week-end, donc ça ne me gênait pas de me bouger le cul pour passer voir une jolie blonde, mais y’avait des limites. Je restais grognon toute la marche, réfléchissant à une meilleure façon selon laquelle j’aurai pu jouer le coup - peut-être temporiser un peu plus avant d’attaquer ? Passer de l’autre côté ?
Je ne voyais pas de meilleure issue, et surtout, je comprenais que Starcraft était loin d’être mon jeu prédestiné. Je me calais sur un banc, détendu, attendis qu’elle arrive - puis quand sa touffe blonde dépassa enfin de la foule (c’est une image, on sait tous que Lenzo est naine), je me redressais et souris maladroitement.
« J’étais premier à mourir, on a au moins gagné quelque part. »
Gros blanc. Je souris nerveusement, glisse ma langue sur mes lèvres en tentant de trouver une meilleure excuse. Rien ne vient - mes mains sortent de mes poches par réflexe et mon regard fuit le sien. Gêne.
Manette qui vole à travers la pièce dont la trajectoire est toute calculée pour qu’elle atterrisse sur le lit à quelques mètres, safe. Parce qu’elle a beau s’énerver Lenzo elle est tout de même soigneuse avec ses affaires. L’index et le pouce saisissent le micro de son casque pour violer un maximum de tympan et surtout ceux du désigné coupable. “GAUTIEEEEER” Ouep, lui. Ça déco’ en masse, on fuit les crises de la mini blonde comme la peste sur le serveur, elle en a traumatisé plus d’un. “Deux heures, DEUX HEURES pour organiser ce fucking raid et toi tu fais tout foirer avec ta connexion de manouche de merde !! Encore à télécharger du porn j’parie t’es vraiment grave !! Eh tu m’écoutes ?? Il m’écoute pas. Jknsjsndjcnbs rrrr. Ramène toi à la fête foraine j’te jure je vais te niquer !!” Ce genre de mot dans la bouche d’une fille, on est tous d’accord pour admettre que ça manque énormément de classe, mais bon, on parle de Lenzo là. On la pardonne à moitié, elle est sur les nerfs ces derniers temps, enchaîne les angoisses. Par où commencer ? La GDC, l’état d’Heath, de ses amis, de RED, l’effervescence que ça provoque chez tout ce petit monde ? Parfois elle aimerait être un peu plus stupide pour ne pas deviner ce qui se trame. Tout semble en suspens ces derniers temps et elle déteste ça. L’équilibre lui semble trop fragile, près à se briser. Soupir de deux kilomètres de long, elle s’affale sur le tas de coussin contre lesquels elle a l’habitude de s’adosser lorsqu’elle joue devant la télé, assise à même le sol. En étoile de mer, elle fixe le plafond. De toute façon il fallait qu’elle voit Gautier, pour s’assurer que ça allait, pour se mettre au courant des nouvelles.
Elle aurait pu se mettre à le détester, Gautier, lui ainsi que toutes ces personnes qui gravitent désormais autour d’Heath et ce depuis quelques années déjà. Parce que ce n’est pas elle qu’on a choisi, malgré le fait qu’elle ait toujours été là. Heath s’est ouvert au monde et l’a laissé derrière au lieu de l’inviter à le rejoindre. Alors elle est restée enfermée longtemps, Lenzo, avant d’essayer tant bien que mal de faire de même. C’est dur de garder le sourire quand la personne qui comptait le plus pour vous et qui vous a lâché pour une bande de pote revient pour vous les présenter des années après. Sauf qu’elle ne sait pas dire ‘non’, elle s’est contenté d’accepter poliment les présentations, les invitations. Elle devrait écouter Stan, parfois, elle devrait l’ouvrir lorsqu’elle est ailleurs que devant son écran et cracher à la gueule de ces gens là.
Mais elle ne le fera pas. Elle n’est pas capable d’être rancunière un long moment et de toute façon elle n’a jamais avoué avoir été blessée. Tant pis, fallait extérioriser sa rancœur avant, c’est trop tard maintenant qu’Heath a oublié ce qu’il a bien pu faire ces cinq dernières années. Sa gorge se noue. C’est difficile, vraiment difficile de ne plus avoir ces souvenirs à partager. C’est pour ça qu’elle ne sort pas les griffes lorsque les nouveaux amis d’Heath l’approchent. Il faut se serrer les coudes, elle n’a pas le droit de les repousser, pas sûr qu’elle en ait l’envie de toute manière. Alors ça lui arrive d’inviter Gautier à venir jouer en ligne, ça lui arrive de déconner et de s’embrouiller gentiment avec lui lorsqu’ils discutent pendant une partie. Même si elle n’est pas très démonstrative elle aime ces moments. Ça marque une rupture dans tout ce merdier, ça ne dérape jamais, c’est un lien plutôt original mais il tient le coup et il a une certaine valeur à ses yeux à force.
C’est pour ça qu’elle s’est décidée à se pointer au lieu du rendez-vous improvisé. Sous le coup de la colère au début, pour se changer les idées ensuite. Elle cherche la guerre online mais prête à sourire IRL. Comme si elle allait effrayer qui que ce soit, toute frêle, flottant dans un pull ample couleur ocre enfilé par dessus une jupe basique, ses cheveux en vrac et son air jamais trop réveillé. Tiens, qu’est-ce que je vous disais, la fossette se creuse lorsque Gautier la voit débarquer.
« J’étais premier à mourir, on a au moins gagné quelque part. »
Retour sur un événement qui dérange. Lenzo, alors qu’elle était arrivée plutôt zen, se renfrogne aussitôt et hausse les épaules en détournant le regard, l’air de dire “whatever”. Ça lui fait bizarre qu’on réagisse comme ça, aussi. Ça a beau être une pile électrique pleine d’énergie positive, Lenzo elle a parfois un caractère exécrable qui agace vite. Sourire nerveux qui s’installe peu à peu sur le visage du jeune homme. Awkward.
« …J’ai du fric pour une barbapapa. »
Sourcils froncés, bras croisés, la pose de la parfaite chieuse. Elle garde son sérieux, reste dans son rôle de fillette en plein caprice encore un instant. Exigeante, elle fusille du regard ce garçon qui vient jusqu’ici malgré les menaces et lui paye carrément de quoi grignoter. Comment se montrer méchante lorsqu’on a ça en face de soi et une barbapapa à la clé ? Elle craque, interroge les saphirs qui la fixent du regard.
“... Une, seulement ?”
Elle rend les armes et décroise les bras qu’elle laisse le long de son corps, cachés par les manches beaucoup trop grandes pour elles. Expression résolue, elle lève juste une main devant elle, détournant le regard.
“Rah c’est bon ça ira pour payer les dédommagements. T’as de la chance qu’on puisse m’acheter avec de la nourriture.”
Et ils se mettent en route vers les stands de sucrerie. Plus petite que lui et bien obligée de faire plus de pas pour parcourir la même distance, elle marche à coté de lui, sans oser le dévisager. Elle espère avoir détendu un peu l’ambiance. Elle ne le connait pas si bien que ça mais sait au moins de lui qu’il est quelqu’un de drôle, charismatique et carrément attentionné, de quoi être à l’aise avec tout le monde. Sauf avec les filles, visiblement. Mais ça elle ne pige pas trop, Lenzo. Elle pense que parce qu’ils font un peu partie du même univers, le courant passerait sans problème et ils ne seraient pas embarrassés. Freaks & geeks. Silence à nouveau. Sans gêne aucune cette fois ci. Plutôt comme si elle avait laissé sa phrase en suspens. Alors elle enchaîne.
“Et puis je sais très bien ce qui te faisait laguer..”
Rien à voir avec l’hypothèse qu’elle avait formulé tout à l’heure. Lenzo suit tous les cours par vidéo postés par les membres de RED depuis des semaines désormais, elle se doute bien que la prochaine ne va pas tarder à être publiée.
“C’est cool ce que vous faîtes.”
Chose qu’elle a rarement avoué, clamant toujours qu’elle ne cautionnerait jamais aucun agissement de RED. Ce qu’elle n’aimait pas c’était la violence, le vandalisme, la casse, les représailles. Toujours à s’inquiéter pour ces idiots. Mais maintenant qu’elle sait qu’ils se tiennent un peu plus tranquille et s’occupent des E de manière pacifique grâce à ces cours, elle peut admettre qu’elle est derrière à les soutenir. Alors elle hausse légèrement les épaules lorsqu’elle croise le regard de Gautier qu’elle esquive une seconde après, esquissant un sourire à peine hésitant.
Je lève les yeux vers elle, croise son regard mi-fâché mi-incompréhensif, cherche un moyen d’expliquer vite fait les choses et de pouvoir passer à autre chose. Parce que moi j’suis là, affalé sur mon banc à fuir son regard que d’autres soutiendraient sans mal. Et c’est frustrant, frustrant d’être coincé dans cette affreuse normalité quand tu côtoies l’exceptionnel. C’est cool de jouer le Berserker la nuit dans le hall, mais quand t’es incapable de parler normalement à une nana de jour ça devient d’autant plus frustrant. Alors elle croise les bras, joue la gamine mécontente et je me contente d’un bref regard, minimum syndical avant de se permettre de fuir le sien à nouveau. Je soupire, extériorisant toute cette pression et la vois se détendre du coin de l’oeil, lâchant une remarque évocatrice.
Grognement intérieur. J’aimerais dire que j’ai planté mon regard dans le sien, défié son air capricieux avec une oeillade confiante, mais c’était pas le cas. Trop gêné, comme à l’accoutumée, je m’affalais un peu plus sur le banc et hausse les épaules, joue le mec qui s’en branle et qui a du fric à dépenser. Mensonge. C’est frustrant de faire passer son argent de poche dans des friandises pour Lenzo, d’être incapable de refuser ce genre de trucs. C’est dans ces moments que tu le maudis, ton saleté de caractère, que t’aimerais être aimé comme Jim ou charmeur comme Heath - mais non, j’ai juste le cul posé sur un banc parce que j’sais pas dire non, et j’suis là pour cette même raison. Rendez-vous derrière la fête foraine - et je sors, je marche avec ennui, sûr de me faire niquer, mais trop peur de décevoir davantage même si c’est sans doute pas possible.
Mon regard coule à nouveau sur elle et quand elle prend la parole et se lève, et je me détourne pas. Elle file vers le stand et je saute presque du banc pour la rattraper, profite de ces quelques centimètres de plus et de son regard bloqué sur le stand de bouffe pour la détailler un peu. Toujours la même, toujours cette face cute et cet air de geekette bien plus craquant que n’importe quel accessoire de maquillage. Je me mords la lèvre quand un nouveau silence gênant s’installe, regrettant de pas avoir répondu. Parce que c’est ça d’être moi, tu penses à quand répondre, quoi répondre, comment le faire. Tu réfléchis au maximum pour pas être le relou et c’est comme ça que tu finis par le devenir - parfait plan pour perdre toute chance.
“Et puis je sais très bien ce qui te faisait laguer..”
Je tourne la tête vers elle, la dévisage quelques instants. De nouveau, j’veux dire. Alors elle savait et elle rageait quand même ? Je retiens un rire, ne peux empêcher le grand sourire d’apparaître sur mon visage. Sérieusement, qu’est-ce qu’elle est conne quand elle veut. J’intériorise la remarque, roule grossièrement ma langue dans ma bouche pour l’occuper et éviter de sortir une connerie. Heath et ses manies contagieuses. Son regard croise le mien juste après un compliment et je tourne la tête, observe le stand de barbapapa un instant. Blasé de ma propre gêne.
« Ouais, merci. »
Génial Gau’. En plus d’être hypocrite, c’est dit avec un ton tellement nonchalant qu’on dirait que tu t’en branle total de ce qu’elle raconte. Mais non, c’est juste facile d’être comme ça pour pas montrer à quel point ça te touche venant d’elle, au moins j’ai pas la voix tremblante ou les joues empourpées. Et encore, ça, peut-être que c’est le cas - j’y prête pas attention, commande une barbapapa pour me laisser une seconde de répit. Je respire intérieurement, ne trouve rien à dire. J’attrape la bouffe d’une main, lui tends l’énorme nuage rose, rage de rien trouver d’intéressant à lui balancer. Oh et puis, fuck off.
« Tout est le monde est pas capable de capter ce qu’on fait, ça me rassure t’imagine pas. RED me rattrape même sur Starcraft... parfois je regrette. »
…Et la voilà enfin cette sincérité. Parce que c’est peut-être la brute, un des deux nouveaux leaders, c’est quand même un mec qui en a ras le cul de voir Red partout où il va. J’ai signé pour aider les E, par perdre toute vie personnelle au nom de cette même entreprise. En y pensant, ça m’agace un peu, parce que j’sais que c’est la faute des E et des autres, et pas de la nôtre. Et, bizarrement, énervé, j’ai moins de mal à parler, donc je laisse couler - ça vaut mieux que le silence gênant. Mon regard se balance sur les attractions alentours et s'attarde sur les montagnes russes. Mauvaise idée avec une barbapapa, certainement.
« ‘Paraît que ça allait pas fort avec Heath à cause de tout ça. J’sais qu’il jouait quasiment plus avec tout ce qu’il faisait. Un tour ? »
Mon regard se pose sur elle une énième fois, désireux de croiser le sien tandis que je désigne le manège d’une main. Poussée d'adrénaline certainement, la gêne reviendra dès qu'on sera bouclés dans les sièges. C’est plus une invitation à parler d’elle que de débattre sur Heath, malgré ma maladresse dans la façon de le dire. En y repensant, on a jamais pris le temps de se connaître plus personnellement - bien que ça ne m’aurait pas déplut. Je réfléchis, cherche une façon plus ou moins directe de lui faire comprendre mon intérêt.
Ok merci ta gueule Lenzo. Foutu traducteur qui s’active lorsqu’elle se sent gênée. Elle pique un fard en le voyant détourner le regard et baisse les yeux, n’osant pas en dire plus après avoir entendu le ton de sa voix. Elle ne se risque à lever la tête que lorsque Gautier lui tend sa barbapapa et elle saisit le bâtonnet entre ses doigts, hésitante.
« Tout le monde est pas capable de capter ce qu’on fait, ça me rassure t’imagine pas. RED me rattrape même sur Starcraft... parfois je regrette. »
Elle avait entrouvert la bouche pour souffler un merci intimidé mais garde le silence en entendant Gautier lui avouer le fond de sa pensée. Elle le dévisage, passe d’un iris à l’autre malgré le fait que lui reporte son attention sur les alentours. Et elle remarque bien cet air agacé qui trouble l’expression de Gautier. Elle aimerait lui demander si il ne l’avait jamais avoué aux autres membres de RED, à Heath, mais ce serait indiscret et inutile de sa part. Elle voudrait lui dire que ce n’est pas trop tard, qu’il peut toujours arrêter, mais ce serait égoïste, car elle écouterait cette partie d’elle qui s’inquiète toujours pour cette bande d’idiots qui s’attire des emmerdes pour la bonne cause. Alors elle se tait, se contente de pincer la masse rose et cotonneuse entre ses doigts pour en extirper un morceau et le déposer sur sa langue. Le sucre fond en une seconde à peine, mais ça lui donne une excuse pour écouter attentivement Gautier sans pour autant avoir à répondre tout de suite.
« ‘Paraît que ça allait pas fort avec Heath à cause de tout ça. J’sais qu’il jouait quasiment plus avec tout ce qu’il faisait. »
Il avait remarqué ? Un autre morceau de barbapapa pour se donner du courage. Elle a toujours eu peur d’être systématiquement la fille à qui on parle à travers un écran et qu’on zappe en vrai, et ce qu’il s’est passé avec Heath est loin de lui avoir donné confiance en elle. Mais aujourd’hui elle est là, dehors, elle ose se montrer. Elle s’est fait violence pour aller à la rencontre des autres au lieu de toujours attendre qu’on lui tende la main. Alors elle ne doit pas avoir l’air affectée devant Gautier, elle voudrait qu’il la considère comme Lenzo à part entière, et pas Lenzo l’amie à Heath avec qui on farm online de temps à autre quand on s’emmerde.
“Le fait que ça n’aille pas fort avec lui ça remonte à bien plus longtemps que les emmerdes avec RED, mais oui c’est sûr ça a pas aidé…”
Grande gueule sauf quand il s’agit d’extérioriser, Lenzo avorte ce sujet de discussion. Elle se dit pourtant qu’elle pourrait, qu’avec Gautier c’est tout à fait possible de sortir tout ce qu’elle a sur le cœur, toutes les questions qu’elle a pu se poser, mais elle ne préfère pas. Peur de le saouler, peur d’avoir l’air idiote, peur de l’accuser alors que plus le temps passe et plus elle se rend compte que c’est tout de même un chic type. Et elle pousse un soupir discret lorsqu’il lui propose un tour sur un manège, soulagée. Regard en direction de l’attraction désignée. Légèrement hésitation. Un tour de montagnes russes, Lenzo ? Ses yeux noisettes retrouvent ceux du jeune homme et elle cache difficilement son enthousiasme, un sourire s’esquissant enfin sur ses lèvres. Au fond c’est toujours une gamine, Lenzo.
“... Ouais, pourquoi pas. Je finis et on fait un tour !”
Nouveau silence awkward, on ne les compte plus. Elle fait mine de regarder ailleurs, boulottant sa sucrerie. Au fait, elle est la seule à manger, il ne prend rien ? Peut-être pas assez de thune. Elle sent le rouge lui monter au visage en songeant au fait qu’on lui achète quelque chose. Pas l’habitude.
« …T’as suivi le concours des Miss ? »
Allô Lenzo, ici la Terre, on te cause. Tilt. Elle relève soudainement la tête, avale sa bouchée, du sucre sur le coin de la bouche. Les Miss ? Il lui pose réellement la question ? Le concours annoncé elle n’avait même pas daigné lire l’affiche et les explications, franchement pas intéressée. Elle se voyait mal faire des manières tout à coup et demander des votes aux peu d’amis proches qu’elle avait. Ridicule. Le jour des élections elle était devant son PC, en train de faire l’un des plus beaux raids de sa vie. Les noobs étaient trop occupés à allez voter, sûrement. Elle passe le dos de sa main pour essuyer ses lèvres et hausse distraitement les épaules.
“Au début pas vraiment. Tu te doutes que les élections de Miss c’est pas trop mon genre...”
Sauf qu’elle se souvient très bien de la surprise en jetant un coup d’œil blasé sur l’affiche qui annonçait les résultats du premier tour. Quelle bonne idée de ne pas avoir conservé l’anonymat des votants, on en apprend plus sur certaines personnes. Sans continuer tout de suite, elle toise Gautier quelques secondes sans rien dire. C’est ça qu’il veut lui faire avouer ? Qu’elle a bien vu son nom sur la liste des votants. La risette se creuse et elle sourit un peu plus, une lueur espiègle dans les yeux.
“Mais il paraît que j’ai eu un vote.”
Elle finit même par rire doucement, Lenzo. Nouvelle bouchée de coton rose.
Ma langue claque dans ma bouche et mon regard roule sur les alentours, se pose ensuite sur elle avec curiosité et intérêt. Apparemment, ça remonterait à bien plus longtemps - et c’est dur pour moi d’imaginer que Heath et Lenzo puisse mal s’entendre. Mon regard sur leur relation a toujours été le mal, sans doute était-il aveugle. Je les ai toujours vus proches, amis, et même si RED a fait drastiquement chuté le temps de geekage de Heath, je ne voyais pas leur relation comme avec des problèmes. Bien plus longtemps que ça. Les mots résonnent dans ma tête - je sais que c’est dur pour elle de parler de ça avec moi, mais je fais de mon mieux pour essayer d’être une bonne oreille sans non plus me montrer chiant.
La fête foraine, c’est vraiment une bonne idée. Le décor joyeux, l’ambiance festive, le bruit interminable - cette image de fond donne presque l’impression qu’on est un duo joyeux, voire un couple joyeux - mais ça n’est pas le cas. Parce qu’il n’y a pas de sourire sur ces visages, juste la face joyeuse d’une fille au coeur assombri et le visage fermé du garçon qui tentait désespérément de s’afficher comme ne serait-ce qu’un simple ami. Au fond, j’ai presque oublié mes idées, presque oublié cette admiration envers elle, cette image qu’elle me renvoie - j’ai l’impression de découvrir pour la première fois la vraie Lenzo, pas celle qui insulte les gens derrière son PC.
Et j’en viens même à regretter ma question. Ma langue tourne dans ma bouche et se fait scier entre mes dents, serrant comme pour me faire regretter mes propres mots - je sens la douleur monter, comme une punition pour ces paroles stupides. Comme si les choses allaient changer si vite ? Comme si être capable de casser quelques tables et balancer des phrases méchantes en pleine nuit me rendait meilleur de jour, plus fort - bullshit. J’ai envie de soupirer pour évacuer cette pression, m’insulter assez fort pour qu’elle entende l’étendue de mes regrets et fracasser ce soit-disant cerveau contre un mur pour lui donner une bonne raison de mal fonctionner.
Mon regard glisse sur elle quand elle répond à la question, nonchalance certaine illustrée par ce haussement d’épaules. Aïe. Mais ce sont ses premiers mots qui piquent mon intérêt, ce préambule qui dénonce presque une nuance à venir dans ses paroles. Au début. Alors il y a une fin différente ? Je hausse légèrement la tête, comme par logique, comme désintéressé - alors que je n’attends que son ressenti. Je déglutis silencieusement, lui laisse le plaisir de continuer lorsqu’elle installe un silence, soutiens courageusement son regard. Il paraît, évidemment, c’était le mien - et son rire sonne comme un soulagement lorsqu’elle conclut modestement, m’arrachant un sourire.
« Ils ont dit de voter pour la fille qu’on pensait être la plus jolie. C’est c’que j’ai fait. »
Sourire ironique, comme une évidence - cette fois, mon regard amusé défie le sien sans mal. Esprit de compétition qui balaie ma gêne en un instant, me permets de continuer sur mon idée sans le moindre mal. Faciès moqueur, le ton amusé, comme un mec qui aurait confiance et qui prendrait ça avec humour. Pas crédible, mais ça vaut mieux que des paroles idiotes. Je la laisse avaler un peu plus de son nuage rose, me tournant vers le manège.
« …Y’a pas que Heath et toi, tu sais. Même si c’est moi qui est du mauvais côté du tableau, je perds beaucoup de proches dans toute cette merde. Enfin, j’peux pas en vouloir à quelqu’un d’autre que moi. J’le sais très bien. »
Je sors un billet de ma poche (ouais magie, keskia) et attrape avec impolitesse les deux places de manège genre « give me that shit, bitch », fixant l’homme avec défi. Je les tends vers Lenzo, lui laissant le temps de terminer sa barbapapa, puis grimpe dans le siège. Je lui laisse le temps de monter, attendant que l’ascension commence avant de reprendre la parole. J’aimerais lui parler de Heath, la rassurer, lui dire que cette amnésie est l’occasion de les rapprocher. Seulement, je n’en ai pas envie - j’ai envie que cette journée soit pour moi. Et quelques autres de plus, aussi.
« J’veux prendre un break. M’éloigner de tout ça. Alors s’il te reste une prise pour brancher mon PC dans ta chambre… on pourra s’faire des parties ensemble. J'connais quelques bons gamers. »
Parce qu’avec toi, même la moindre pensée pour ma bête n’est pas survenue.