Comme un souffle glacial, le soupir traverse ses lèvres glacées par la froideur de cette nuit d’hiver. Ou peut-être que c’est son pouvoir - cette fameuse malédiction qui a remplacé la précédente. Il a arrêté de chercher la raison, la froideur a fini par faire parti de lui comme ce regard vide qu’il jette à son miroir si sale. C’est devenu comme un réflexe, un geste programmé - il se regarde sans raison, observe ce reflet alors qu’il compte ne rien arranger. Il se regarde, comme pour se donner une raison de se détester.
Si son corps a repris sa vieilleisse, Aiden a tout de même l’impression d’en avoir perdu les sensations. Il se prépare, machinalement, plus guidé par ces réflexes de répétition que par un quelconque besoin. Le corps lavé, mais l’esprit toujours crassé de toute la culpabilité qu’il endosse - Aiden prend le temps, sans savoir pourquoi. Laver l’extérieur, comme pour espérer paraître plus brillant - comme s’il allait oser s’exposer à la lumière. Inutiles efforts d’une entité désespérée. Ça a fini par faire parti de lui, ces gestes matinaux, cette préparation bâclée.
Déjà debout alors que le soleil n’a même pas fini de se lever. Il pousse la porte de la chambre, la quitte sans un regard en arrière.
Pourtant, il a cette lueur dans l’oeil, comme le reflet d’un désir retrouvé. Il a ses habitudes Aiden, et depuis quelques temps, quelque chose les a bouleversés. Quelqu’un - la Fille au Violon qu’il a maintenant pris l’habitude d’observer. Il venait, à l’aube, entendre la musique faire vibrer ses organes - il venait sentir le temps s’envoler sous le joug de ces quelques notes délicieuses. Ces notes que, sans savoir, elle lui offrait. Doll. La Fille au Violon. Mona. Il n’avait jamais osé briser cette solitude qui lui permettait de jouer sans retenue, comme elle n’avait jamais brisé celle lui qui permettait d’apprécier sa musique en toute sincérité.
Il souriait, dans ces moments. Il souriait, lorsque les notes le renvoyaient 50 ans dans le passé.
C’était comme oublier son facteur d’anormalité, cette magie qu’il maudissait pour adopter celle qu’elle lui proposait - la magie de la musique. Chaque matin, Mona jouait, et chaque matin, il écoutait. Inlassablement, yeux fermés, sourire dessiné sur ce visage d’une tristesse presque effacée par ce plaisir qu’il ressentait. Mona, sans le connaître, était devenu comme son plaisir quotidien. C’était peut-être mieux ainsi - cette cravate dorée l’aurait peut-être forcée à se montrer hostile avec lui, et ce n’est pas ce qu’il voulait. Il avait peur d’être déçu, lorsque ça arrivait - peur que cette vision de la poupée si parfaite soit tâchée de déception. Il se refusait de gâcher ça pour la connaître - il avait déjà fait cette erreur.
Une pensée pour Sarah fit vriller son esprit durant une seconde, et il s’arrêta, le temps d’une grande inspiration. Il refusait de laisser ses propres erreurs le hanter dans cet instant qu’il pensait si parfait. Il ne se permettrait jamais de passer à côté de ça - ou peut-être qu’il ne le supporterait juste pas. Il se mordit la lèvre, l’esprit bourré de pensées nourries de culpabilité. Allez, oublie-la Aiden, accorde-toi ce simple plaisir. Ce n’est pas grave si tu ne le mérites pas, elle ne te remarquera jamais. Reste loin d’elle, loin de son regard - loin de tout ce qui pourrait froisser ces notes d’une douceur sans égale. Assis dans l’ombre, caché par les herbes, il s’allonge, ferme les yeux, prêt à voyager. Prêt à entrevoir ce plaisir qui lui donne l’illusion de pouvoir vivre, d’être pardonné.
Elle frotte, caresse, dompte les cordes qui résonnent sous son toucher délicat. Elle joue.
Elle joue comme elle le fait depuis des années, tous les matins quand personne n’est levé. Déjà prête, les cheveux tressés, le visage poudré, le corset lacé. Brève répétition avant la montée sur scène du Soleil. Qu’est ce qu’il y aura au programme aujourd’hui ? Les habituelles moqueries crachées entre ses lèvres rosées ? Les rires et faux sourires, les quelques pas sur la corde raide de ses mensonges ? L’attente, interminable, du moment où le Ranker la remarquera. Le Ranker l'emmènera au sommet. Mais au final, aujourd’hui ne sera pas différent des autres jours, et ce ne sera qu’un soleil de plus à rester en coulisses. Et ça la frustre, la tue. Lui donne envie de crier. Mais les jolies demoiselles telles qu’elle, ça ne crie pas. Ca n’hausse pas la voix, ça reste bouche fermée et dents serrées. Alors ça joue, joue d’une douceur empoisonnée, transformant ses haines et ses hurlements en notes glissées, grattées, pincées.
Si Mona fait du violon, ce n’est jamais que pour elle même. Ce n’est jamais que pour rester dans cette optique de progresser, d’améliorer un jeu déjà parfait - ce n’est d’ores et déjà plus une envie. Est-ce qu’elle aime la musique ? Oui. Sûrement. Elle s’acharne depuis tant d’années après tout, à mettre un peu de son dans sa vie, dans sa tête et dans son coeur. A remplir son corps creux de tout. Vide.
Elle pourrait bien dire que la musique, c’est toute sa vie. Mais ce serait vraiment simple, pour celle qui n’en a déjà plus.
Les yeux clos, la joue contre la mentonnière, elle s’imprègne des sons qu’elle tire de son violon. Elle ne réfléchit même plus - ses doigts connaissent la partition, la répètent comme une prière quotidienne. Elle prend ce que l’instrument lui offre, et donne ce qu’elle crève de donner. Elle inspire son inspiration. Elle joue pour elle - pour se donner du courage peut être, un peu de hargne, et la force de cacher ses fêlures. Elle joue pour elle.
Pourtant, elle sait bien qu’elle n’est pas seule. Cela fait des semaines, maintenant, qu’un spectateur vient l’écouter sans un mot. Sans un son. Même pas un applaudissement. Il n’est jamais venu la saluer, alors elle est restée à l’écart, feignant l’ignorance. Si elle est une étoile, elle se doit d’être intouchable. Hors de portée - ce n’est pas à elle de descendre sur Terre. Elle avait bien conscience qu’il l’écoutait, mais n’avait pas changé son jeu pour autant - sa musique si personnelle, toujours adressée à sa petite personne. Elle l’avait toujours traité comme s’il n’existait pas - comme s’il n’était qu’une ombre. Elle ne lui avait jamais cédé une seule note, ni un seul regard.
Jusqu’à aujourd’hui. Allez savoir pourquoi. Peut être était-ce juste par envie de changement, par envie de s’échapper d’une routine trop longtemps perpétuée. Ou peut être qu’elle n’avait plus rien à faire, qu’elle avait évacué tous ses mauvais sentiments, rempli ses poumons de volonté, et que maintenant, tout ce qu’elle voulait, c’était quelques compliments. De quoi nourrir son égo. De quoi faire battre son coeur de plastique.
Elle ne s’est pas arrêtée de jouer, la jolie Mona. Les yeux encore fermés, elle s’est juste mise à glisser, à se déplacer comme sur la pointe des pieds entre les allées de la serre. Son repaire. Elle y était allée si souvent qu’elle connaissait l’emplacement de chaque pot, chaque fleur - chaque chose à éviter. Ses jambes aux chaussettes rayées se faufilent, tout en douceur, tandis que la musique devient de plus en plus lente. De plus en plus douce. Comme une berceuse visant à endormir sa proie.
Elle s’est postée devant lui. Et faisant vibrer la dernière note, elle a ouvert les yeux, le dévisageant d’un air faussement interrogateur. Dans la lumière chaude mais timide du soleil levant, ses yeux cernés d’un noir de jais brillaient. Tout comme le simple coeur dessiné au dessus de sa joue droite. Sans un mot, elle a baissé son bras, son archet battant contre sa hanche avant d’aller se faufiler sous le menton de l’inconnu. Le relevant d’un mouvement sec.
Il a le regard sombre, beaucoup plus sombre que n’importe qui - et un fin sourire étire ses lèvres charnues. La voix presque chantante, cristalline, elle demande tout simplement -
C’était à mi-chemin entre un coup blessant et un acte rassurant. Il se pensait discret Aiden, avec ses pas silencieux et sa tenue noire - longeant les murs, ombre invisible. Il pensait qu’elle ne l’avait jamais remarqué - se fiant à ces notes imperturbables, cette maîtrise si parfaite. Il s’était cru invisible, comme il l’était pour tous, comme il l’était pour Sarah - comme il l’était aux yeux du monde. Cheveux en vrac, visage léger, exempte de toute la douleur du monde dont il n’arrivait pas à se débarrasser, l’intervention de Mona y installe de la surprise mélangée à une certaine incompréhension. Il ouvre les yeux, l’archet lui chatouillant le menton, comme un brusque retour à la réalité, il se permet de croiser son regard. Il se permet d’observer la poupée, sans gêne, avec cette admiration si sincère.
Elle l’avait remarqué depuis le début. C’est humiliant d’un côté, mais ça le rassure, parce qu’il a l’impression d’être libéré de cette peur - cette triste peur de culpabilité. Il se pense pas méritant, pas à la hauteur de cette musique qu’il a dangereusement classé comme étant si importante - mais Mona joue, malgré lui, malgré cette intrusion qu’il avait espéré faire passer pour de la curiosité timide. Il ne répond pas de suite, les yeux embrumés par tous les sentiments qui se mélangent, cette affection illogique qu’il ressent envers tout ce qu’elle lui apporte - et malgré tout, la méfiance envers cette couleur dorée qu’elle semble respirer. Il ne sait pas comment se comporter - et les mots restent bloqués dans sa gorge comme toute l’hostilité qu’il aimerait témoigner à celle qu’il n’arrive à voir autrement que comme une artiste de génie.
Il la détaille, cette belle poupée, il détaille ces traits qu’il a si longtemps observés de loin. C’est une sensation étrange, comme la sortie d’un rêve - l’esprit dépassé par tout ce plaisir qui semble brouiller sa perception du monde. Les quelques mots d’une voix charmante semblent venir de loin et il met un temps avant de réagir, son esprit à l’aise dans ce brouillard qui l’anime. Il se contente d’un sourire, expression de toute la reconnaissance qu’il éprouve. Merci Mona - merci d’exister. Il pourrait exprimer son admiration avec mille mots, décrire sa musique de chaque compliment dans toutes les langues dont son esprit serait parvenu à se rappeler, mais il n’en avait pas le courage. Pas le courage de qualifier ce bonheur qu’elle offrait au monde.
« Aiden. »
Ça lui écorche la langue, comme à chaque fois qu’il prononce ce nom qu’il s’est offert. C’était censé être un signe de renouveau, pourtant, quel que soit le patronyme, son expression en restait tâché d’une peur infaillible. C’était le point de non-retour qu’il avait tout fait pour éviter. Désolé Mona - il s’en veut d’avance, parce qu’il ne pourra s’empêcher de t’aimer comme il a appris à aimer ces morceaux.
Désolé d’être incapable de mentir, il te respecte déjà trop pour ça. T’as amorcé le geste et il ne peut s’empêcher d’y répondre. Peut-être que t’es la réponse, c’est ce qu’il espère silencieusement en se relevant, soutenant ton regard du sien que cette musique a su faire briller. Peut-être qu’il saura être différent, cette fois - que la force sans nom de tes notes sauront étouffer le mal qu’il est incapable de retenir.
« Tu joues vraiment bien. Ça fait un moment que je t’écoute, tu as vraiment un niveau impressionnant. Tu pratiques depuis longtemps ? »
Elle prend l’information, son visage de porcelaine se penchant sur le côté, la mour dubitative. Son archet continue de rouler le long de la gorge de l’homme, comme s’il s’agissait d’un couteau, d’une arme tranchante capable de le menacer, de le faire parler. Elle essaie de se donner un côté un peu dangereux, un peu menaçant, toute frêle et fragile qu’elle est. Et même quand il se relève, elle ne détache pas son regard du sien - essayant de dominer malgré la différence de taille trop évidente. Elle est hostile, Mona, un peu sauvage. Mais bien moins que d’habitude, il y a quelque chose dans l’aura qu’Aiden dégage, quelque chose dans ses yeux qui lui fait baisser sa garde.
Ce type a l’air déjà à moitié mort - il est loin d’être une menace. Il est loin d’être capable de lui faire de l’ombre.
Ce n’est pas pour autant qu’elle baisse son arme improvisée. 64 cm de bois et de crins ajouté à la longueur de son bras à semi-tendu, c’est la distance qui les sépare. La distance qu’elle lui impose. Même si au fond, tout ça lui est égal. C’est juste un jeu de plus, une performance scénique, un masque qui lui dit de rester inaccessible. Enigmatique. Alors qu’elle est Doll. Doll la docile et facile poupée. Si banale derrière ses apparats.
Elle plonge un peu plus dans la laque de ses yeux, essayant de fouiller dans sa mémoire pour voir si elle n’a pas déjà entendu parler de lui - sans succès. De toute façon, elle ne retient jamais bien les noms, Mona. Il est bien rare qu’elle s’intéresse à quiconque autre que sa petite personne ou que le Ranker.
L’écart d’aujourd’hui était quelque chose d’exceptionnel.
La curiosité et le défi brillant toujours au fond de ses orbes brunes, elle attend plus. Plus pour juger si elle doit perdre de son temps avec ce drôle d’homme, ou lui demander de partir. De partir et de la laisser seule. Encore seule.
Mais pour le plus grand plaisir de la jeune fille, Aiden savait comment parler. Qu’importe s’ils n’étaient que mensonges, les compliments qu’il lui offre nourrissent le petit démon qui pousse entre ses côtes - et c’est en réprimant un sourire qu’elle baisse son arme. Baisse la barrière. Une première défense de passée pour le jeune homme - mais Mona est un de ces pièges humains. Un de ces cauchemars habillé en rêve.
« Je sais.» Elle sait, qu’il l’écoute depuis longtemps. Et elle sait, elle sait, elle en est convaincue, de son talent. Elle se le répète tous les jours depuis tellement d’année après tout, elle n’a pas à douter, elle n’a pas à se remettre en question. D’ailleurs, un compliment aussi simple ne devrait même pas la toucher. Et pourtant, ça lui chauffe un peu, là, tout à l’intérieur. Juste un tout petit peu. Ca attise les flammes de son orgueil. « Ca fait 11 ans.»
11 ans - ou soit bien plus que la moitié de sa vie. Une vie de musique, n’est ce pas fantastique ? Elle devrait s’en réjouir, mais sa voix est morne, un peu passée. Elle n’a que trop conscience de tout ce temps qu’elle a passé à s’entraîner, les ampoules aux doigts - et du peu de progrès qu’elle a réussi à faire. Les génies, les talentueux, arrivaient à son niveau en 6 ans. Et elle restait coincée, incapable d’avancer. Incapable d’atteindre sa perfection si désirée.
Il y a avait toujours quelque chose qui lui manquait. Un creux qu’elle n’arrivait pas à remplir, une fissure impossible à reboucher.
« Savez vous que c’est impoli, d’espionner ainsi les gens ?» Elle a croisé ses mains derrière son dos, se dressant et se penchant sur la pointe de ses pieds pour contempler d’un peu plus près ses traits. Son visage tout près du sien, la gorge tendue vers lui. Son souffle sucré contre sa mâchoire. Elle le prend sur le fait.
Et si ses mots semblent être des reproches, ils ont cette couleur amusée, un peu espiègle. Dégueulassement enfantine pour cette jeune fille de 19 ans au corps de jeune femme - petit ange de tentations. Un peu intriguée par ce type aux airs de fantôme qui a l’air d’apprécier sa musique, elle se laisse prendre au jeu. Son propre jeu, celui qu’elle tirait en notes lascives un peu plus tôt. Elle joue, elle joue joue contre joue.
« Est-ce que vous aimez ma musique ?» Est ce que vous m’aimez moi ? Ce serait bien étrange, un peu fou, mais amplement mérité.
Face à celui qui a peur d’aimer, elle se tenait droite, la jolie poupée. La jolie poupée faite pour être aimée.
La belle Mona, la parfaite poupée, l’ignoble actrice. Ses yeux d’encres, qu’elle a rempli d’une curiosité teintée d’admiration, n’y voient que du feu. Il l’observe, avec ce petit sourire qu’il avait autrefois - l’homme charmant, l’homme charmeur. Doucement, il enfile son costume vivant tandis qu’elle se meurt dans son spectacle aveugle. Il ne la voit pas se perdre dans son propre numéro, ébloui par les lumières d’une scène pourrie par la volonté destructrice qu’elle incarne. Elle rayonne à ses yeux, Mona - parce qu’il est incapable de voir le contre-coup de cette lueur fade. Il fait face à l’artiste, au génie, lui qui écoute la musique sans voir ses doigts saigner sous les efforts qu’elle a mis pour en arriver là. Il la juge sur l’instant, sur ces notes qui le touchent - sur cette vie qu’elle lui offre, au travers de cette mélancolie musicale.
Il se meurt dans sa solitude, ressent cette barrière qu’elle installe - et la sensation de l’archet contre sa peau lui fait bien plus mal qu’elle ne veut le croire. Lui qui, pour une fois, a ignoré ses propres peurs, se voit repoussé. Ça lui semblait presque impossible, parce qu’il a toujours été l’unique frein à ses désirs, il en avait oublié qu’il pouvait se faire rejeter. C’est l’arrogance qui étouffe la culpabilité, l’arrogance qu’elle effrite avec ses gestes prudents, méfiants - néfastes. Elle provoque le désir, ravive doucement cette lueur d’intérêt qu’il croyait perdue. C’est la tentation Mona, la tentation d’aimer. Il a posé les questions, les bases d’une relation pour espérer ne pas se perdre - pourtant, il n’entend déjà plus les réponses, raison écrasée par ce cruel délice qu’il ne parvient même plus à enchaîner.
Il aimerait s’excuser, s’excuser d’aimer, s’excuser de le vouloir, mais il n’en ressent pas le désir. Elle baisse son archet et c’est comme une excuse - une façon d’échapper à sa culpabilité. Elle l’invite dans son spectacle, elle le tire sur cette scène lumineuse qu’il a toujours pris soin d'éviter. Il croise son regard alors qu’elle approche son visage, et il ressent cette facilité, ce besoin, cette possibilité. Elle est sous ses yeux, la douce Mona. Comme une réponse. Elle joue sous ses yeux et il brûle d’envie de rejoindre le mouvement, de faire parti intégrante de la musique qu’il a toujours prit plaisir à écouter. Ça lui paraît simple, bien trop simple. Dangereusement simple.
« À mes yeux, la beauté de votre musique est une excuse suffisante à l’impolitesse de mes actes. »
Mona, comme l’ardent désir d’une vie retrouvée. Mona, la vie en quelques notes d’un morceau joué.
C’est toute cette admiration, toute cette passion, cet amour de la musique qu’il joint à cette reconnaissance qu’il éprouve à son égard. Il la dévore des yeux, presque déçu de ne pas entendre la musique accompagner sa voix lorsqu’elle lui dévoue quelques mots. Il a envie de lui demander de jouer, pour fermer les yeux dans un total oubli de lui-même - oublier pour mieux se rappeler. La demande lui brûle les lèvres, visage presque écorché par le bonheur qu’il peine à retrouver. C’est trop beau pour être vrai, trop facile pour qu’il puisse l’accepter. Comme un désir de douleur, un besoin de tout compliquer - il patauge dans sa propre impatience, se force à attendre. Coupe court à ses propres désirs, simplement pour tester sa tolérance.
« J’aime énormément ta musique et, même si tu me l'interdis, c’est probable que je ne puisse pas m’empêcher de venir t’écouter. »
Il pouvait se retenir d’aimer autrui, mais pas d’apprécier le génie. Joue Mona, joue pour lui - le morceau de toute sa vie.
Et elle aime ça, Mona, les gens qui ont les bons mots pour caresser son égo, sa précieuse petite vanité. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle s’avoue charmée. C’est jamais, jamais elle qui commence à tomber. Elle a laissé tomber le “vous” pour le “tu”, voyant qu’il faisait de même. Il était hors de question qu’elle soit la seule à le vouvoyer, hors de question qu’elle se montre en ne serait ce qu’un seul point inférieure à lui. La poupée défie, la voix ronronnante, absorbant les compliments du jeune homme avec une nonchalance feinte. Mais en regardant de près, du peu de distance qui sépare leurs visages - on peut voir un plaisir malsain briller au fond de ses pupilles.
Une légère ivresse à l’idée que cet homme soit déjà enchaîné à sa musique, addict au point de braver les interdits pour l’écouter. Elle sent, comprend qu’il veut en entendre plus, et elle le tue d’impatience dans un long, long silence. Elle aussi, elle en veut plus. A voir toujours les choses en grand, plus rien ne lui suffit. Elle veut plus, encore plus, toujours plus. Elle veut qu’il crève pour sa musique, et puis pour sa beauté aussi, et pour ses sourires - et finalement, pour elle toute entière.
Deux pas en arrière, elle brise cette étrange bulle qui les entourait. Cette atmosphère crée par leurs deux présences aimantées. Elle s’échappe. File. Volte face, ses cheveux fouettent l’air alors qu’elle s’éloigne d’Aiden, consciente de son regard accroché à son dos. Ses pas se stoppent au milieu d’une allée, entre roses rouges, myrtes et mandragores.
Ce n’est toujours pas pour lui qu’elle lève son archet, mais ce n’est plus tout à fait pour elle même non plus. Disons que dans ce petit jeu de regard et de sourires sucrés, la jeune fille commençait à se laisser apprivoiser. Tout comme la musique commence à s’élever dans les airs. Quelques notes se réverbérant contre les murs de verre de la serre, débordantes de mélancolie.
Cette chanson, elle la joue depuis toute, toute petite. C’est elle même qui l’a composée, pour la couturière, sa nourrice. Dietrich. Sûrement la seule personne qui l’avait aimée pour ce qu’elle était, et sûrement celle qui lui a logé toutes ces étoiles dans la tête, tous ces stupides rêves et espoirs. Dietrich croyait aux fantômes, et tous les soirs, quand Mona venait lui rendre visite, elle disait les entendre pleurer. Dans chaque craquement, chaque grincement des roulottes, chaque claquement des toiles du chapiteau. Alors, Mona a voulu faire plaisir à Dietrich, en donnant à ces âmes perdues un endroit où se réfugier. Un petit endroit, dans ce simple morceau sans tours ou subterfuges.
Quand elle y repense maintenant, elle a plus envie d’en rire qu’autre chose. Elle fait comme si ça ne la touchait plus, alors qu’au fond, elle a toujours ces croyances et ces mythes ancrés à fleur d’être. Ces petits résidus de sentiments liés à son enfance et à l’amour qu’elle pouvait avoir pour Dietrich. Et à celui qu’elle a pour toutes ces étoiles éteintes.
Tristesse, mystère et magie. C’est la plainte de la poupée incapable de sortir de sa boîte de verre, condamnée, elle aussi, à vivre avec ses propres fantômes.
Elle commence à chanter, les yeux fermés, debout dans ces premiers faisceaux de soleil. Et sa voix, sa voix si grave par rapport à sa frêle carrure hante et appelle. Appelle pour elle, et appelle pour toi. Voilà, Aiden, tu as les enfers au fond des yeux et la mort qui se colle à ta peau - et tu sembles en traîner tellement de spectres derrière toi. Restes d’amours perdus, d’amitiés enterrées et de regrets - ils sont tous là, tous dans cette musique qu’elle t’offre.
Parce qu’au fond, peut être que si, finalement, elle joue bien pour toi. Pour vous. Son seul public. Le fantôme de sa scène imaginaire. Ses dernières paroles meurent dans sa gorge de même que ses mains effectuent les derniers accords. Elle ouvre doucement les yeux sur le plafond aveuglant, restant un instant hypnotisée par cette lumière qui la brûle sans jamais l’embrasser.
Et c’est fini. La mélancolie, la tristesse, les souvenirs se sont évaporés. Et sans un regard, toujours dos à Aiden, elle se contente de dire de sa voix glacée, et sonnante, pareille à une cloche de cristal -
« Je ne jouerai plus ici.» Elle a donné son spectacle, elle a donné quelque chose, et maintenant, elle reprend la route - rangez les animaux, remballez le chapiteau. Toujours en voyage, toujours en fuite. Insaisissable.
Quelques pas en arrière, l’alchimie brisée par cet éclair de raison, il a du mal à accepter cet éloignement soudain. Il s’est plongé dans ses yeux, envoûté par sa voix si douce, son allure de poupée, il est entré dans son univers et le réveil lui fait atroctement mal. Il a l’envie d’aimer, le désir folle de la posséder, loin de toute limite et de cette malédiction qui n’avait cesse de le briser. Il ne pouvait qu’observer son dos, constater la distance qui s’agrandissait à chaque pas qu’elle faisait. Elle est cruelle Mona, à partager ses désirs sans exprimer les siens - à proposer tout ce bonheur, lui tendre sans jamais lui donner. Le temps de réaliser, il sait qu’il est déjà trop tard, coincé entre son besoin presque insoutenable d’aimer et cette méfiance à l’égard de cette fille dorée. Il aimerait pouvoir passer au travers de tout ça, pouvoir ignorer chacun de ses besoins, couper court à tous ses sentiments pour apprécier chaque instant de ce qui lui restait de vie. Il aimerait tant être quelqu’un d’autre, pour apprécier tout ce dont cette souffrance l’empêchait de profiter.
Pourtant, elle est accablante cette solitude, lorsque Mona s’éloigne pour jouer. Plus que jamais, ses organes vibrent sous l’assaut de la musique, sous l’effet de cette chaleur qui le transperce. Ses yeux s’écarquillent, presque surpris de tous les sentiments qu’elle met dans le moindre des accords que ses doigts crééent. Elle chante, et sa voix lui brûle le coeur, donne une nouvelle vie à ces sentiments qu’il avait tout fait pour oublier. Ce bonheur, qui résonne dans ses oreilles qui ne captent plus que le son qu’à moitié, cette fierté qui brille dans ses yeux à la teinture sombre - cette admiration, penchée au bord de ses lèvres pourtant closes, gelées par cette tristesse que lui provoque cette éruption de sentiments. Il n’en doute plus, en cet instant, il sait qu’il ne pourra plus s’échapper, il comprend qu’il ne pourra pas s’empêcher de l’aimer - qu’il n’en a tout bonnement pas l’envie. Il la désire, plus que tout, cette poupée musicienne, cet assemblage maladroit mais pourtant si parfait. Il la désire, plus que tout, non pas Doll, mais cette fille perdue - accrochée à cette musique qui les faisait tous deux vibrer.
Perds-moi Mona, perds-nous tous les deux dans cette immensée.
Et, sans hésiter, il donne tout ce qu’il lui reste, chaque goutte de son ressenti, chaque instant de son attention. Il lui dédie tout ce qu’il peut encore avoir, tout ce qu’il pourrait encore souffrir de perdre - mais cet instant lui est bien trop précieux pour qu’il ne se soucie de ça. Il saute dans le vide, oublie toutes ces restrictions qu’il s’est imposé, autant pour elle, pour chaque personne que pour lui. Il met de côté sa maturité, ses mesures, tout ce qui l’empêchait de vivre sa cruelle éternité. Il a tout fait, tout fait en cent ans - et elle a été le détonateur qui a tout fait éclater. Il n’a plus envie de faire semblant, plus envie de rester dans l’ombre de la scène - il veut aimer cette lumière, apprécier ces projecteurs qu’il a toujours, de loin, tant observé. Il devrait peut-être t’en vouloir Mona, ne pouvant s’accabler davantage de culpabilité. Il devrait te maudire de lui faire ressentir ça - ou tout simplement de le faire ressentir autre chose qu’une souffrance inégalée. C’est ta faute Mona, c’est ta faute, belle poupée, de t’être rendue si enviable. Toi, la belle au visage caché derrière ces multiples couleurs - qui fuit la banalité auquel il ne pourra jamais t’associer.
La tendre Mona, l’inaccessible Fille au Violon. Il en était réduit à observer cette représentation, comme un inconnu sur lequel ton regard ne se serait même pas posé. Tu la voulais ta reconnaissance, te voilà au le premier rôle de son existence. Projetée à l’avant, avec seulement quelques beaux morceaux et un poil de considération pour son invinsible présence. Ne t’en va pas Mona, tu n’as pas le droit de disparaître après t’être offert une telle place parmi le peu qu’il a encore. Reste, même si tu dois te faire désirer - reste, simplement pour toi aussi ne pas disparaître. « Je te suivrai. » C’était prononcé avec toute la conviction dont il pouvait bien faire montre, les yeux presque frappés d’une détermination qu’il se découvrait. Il te suivra Mona, peu importe où tu iras. Il l’a déjà fait, traverser le monde entier pour se trouver une raison d’exister.
« Peu m’importe où, cette musique vaut bien le plus long voyage. »
C’est toi Mona, c’est ton existence qui vaut le détour. Comme une drogue à laquelle il aurait goûté, devenue en si peu de temps son unique lumière, bien que fade, dans son univers tellement noir. Voilà ce qui se passe Mona, lorsque tu ouvres la porte de l’espoir - voilà ce qui passe, à tant vouloir être désirée. Sois comblée, chanceuse poupée, tu es tombée sur celui qui aimait plus que quiconque, et qui libérait pour toi cette affection qu’il avait toujours retenu en lui. Il rompt la distance, libéré du poids de ses cent ans, vint se placer en face d’elle pour planter son regard dans ses iris maquillés. La croisée des coeurs, au travers de laquelle il exprimait tout - vois-le, Mona, vois comme pour ces quelques instants, il serait prêt à tout sacrifier. Vois le désespoir de l’homme qui n’a plus rien, sinon un coeur trop grand qu’il ne pourrait jamais remplir que de solitude et de culpabilité.
« J’aime tout ce que tu représentes pour moi, et je ne compte pas te laisser filer. »
Cours petite poupée, cours loin pour te faire désirer. Cours, Doll, mais rien sur Terre ne saurait l’empêcher de t’aimer.
Parce qu’elle peut être bien des choses, Mona. Artiste inaccessible, poupée docile, jeune fille silencieuse, demoiselle sophistiquée, gamine inbuvable, adulte cynique - elle change de visages comme de maquillages. Alors elle veut savoir, savoir laquelle de toutes ces représentations tu veux qu’elle joue. N’aie pas peur de lui dire, n’aie pas peur de demander, elle a l’habitude des changements, des tours de passe passe et jeux de lumière. Elle peut être ce que tu désires. Ta rédemption, ton jeu d’un instant, un petit air dans ton monde sans musique ? Ou ta chute, ta destruction, ton tant mérité tombé de rideau ? Demande, elle s’exécutera - elle sait être docile quand elle le veut. Et cruellement insoumise aussi. A toi de choisir. Elle peut être ton tout et ton rien en un battement de cil, en un claquement de doigt. En un claquement de toi.
Joue avec la poupée, pour qu’elle puisse jouer avec toi. Pour qu’elle puisse s’échapper de cette morne chape d’ennui qui la recouvre, jour après jour.
Il y a juste quelque chose, une secret bien caché que tu ne pourras jamais espérer atteindre. Son coeur, son coeur véritable, inaccessible à tous et même à elle même. Tu peux dire que tu l’apprécies, que tu l’aimes elle, toute en entière - mais ce ne sera jamais vrai. Parce que tu aimes ce qu’elle te montre, et elle ne se montre jamais. Elle, c’est ce visage inconnu qu’elle ne voit même plus dans ses miroirs.
Agile, Mona ne lui laisse même pas le temps de répondre, réduisant la distance entre eux en deux pas sautillés. Dévorant l’espace, le temps, insatiable de l’attention qu’il lui offre. Il l’a regardée, Aiden, droit dans les yeux. Il s’est fait capturé, comme une phalène attirée par une lumière trop forte, comme un serpent charmé par les sons de la musicienne. En le voyant ainsi, elle comprend, Mona. Elle comprend qu’elle l’a attrapé dans sa toile de mensonges et d’apparence - et elle sourit un peu plus. Elle est heureuse, conquise, satisfaite de la tournure des évènements. Et puis, au fond, tout au fond, elle doute. Toujours méfiante, elle a confiance en son talent mais pas confiance en les autres, et la possibilité qu’il mente reste là, dans son esprit. On l’a déjà trop trompée, trop abusée par le passé. Elle a déjà joué, et beaucoup perdu. Certes, elle voit l’intensité, la flamme immense qui commence à danser au fond des yeux ternes de l’homme. Quelque chose de beau, de touchant, de vrai - mais qui peut trop facilement la brûler. Faire fondre ses masques de cire.
Le danger, c’est ennivrant. Inspirant. Ca lui donne envie de fredonner, toute diablesse qu’elle est.
Il se consume de vérité alors qu’elle se glace dans le mensonge. Si opposés, et pourtant … Et pourtant ils se regardent, chacun charmant l’autre dans un silence qu’est lui aussi une forme de musique. Puis, sans prévenir, effet de surprise, elle se dresse sur la pointe des pieds, et pose ses lèvres sur les siennes. Agrippant juste sa lippe inférieure, animale petite poupée. Le temps d’une mesure, elle étale son précieux rouge à lèvres sur sa bouche glacée. Aussi simplement que ça. Mordant délicatement, une de ses mains frôlant sa joue. Et c’est tout. Elle s’en défait, les expressions toujours aussi parfaitement maîtrisées. Sourire taquin qui creuse ses joues roses, regard défiant.
« Je ne te laisserai pas me trouver si facilement. »
Et c’est tout. Elle se retourne, sa tresse battant l’air, et part de la serre sans un regard en arrière. Le bruit de ses chaussures compensées claquant sur le sol de pierre. Elle s’enfuit, sans même vérifier s’il la suit ou pas. Ce n’est plus son problème. Elle a joué, il l’a écoutée, il lui a promis de la retrouver. On va voir s’il est capable de mettre ses paroles en action, et elle n’ira pas lui faciliter la tâche.
C’est toujours plus passionnant, quand c’est compliqué.
Elle s’en va, plie bagage comme annoncé. Généreuse cette fois-ci, elle a laissé un tendre souvenir à son auditeur surprise. A moins que ce ne soit une malédiction, une marque maudite au goût sucré et à la couleur carmine. Juste pour qu’il ne l’oublie pas. Juste pour qu’il pense à elle, toujours un peu plus. Lui qu’avait l’air d’avoir tant de fantômes, elle veut en être un de plus. Elle espère qu’elle sera le fantôme de plus. Celui dont il rêvera, celui qu’il poursuivra.
Et attrapera, peut être un jour, si elle l’autorise. Petite poupée maîtresse de son jeu, propriétaire de ses fils. A son tour de les, de le faire danser, chanter. Aimer.