Storytelling. Violin song • Pearl&Alec

Une journée longue à en crever, comme toutes les précédentes. Monsieur Wellsenstein s’impose en ce moment une discipline stricte, s’obligeant à suivre chaque cours malgré l’inintérêt chronique qu’il peut porter à chacun d’entre eux, malgré toutes ces choses au sujet desquelles sa curiosité l’a déjà renseigné et que ses enseignants se bornent pourtant à répéter à longueur d’années, malgré tout le dédain que peuvent lui inspirer ses propres camarades de classes. Supposés représenter l’élite de Prismver, l’avenir du reste du monde, et pourtant, jamais le monoclard ne jugera quelqu’un à sa mesure.

Ou si peu.

Alec fait tourner le stylo entre ses doigts, fixe régulièrement sa montre à gousset insolemment ouverte et posée à côté de sa trousse comme pour signifier à l’enseignant toute l’impatience mêlée de mépris qui le caractérise, déporte l’attention qu’il ne lui a jamais accordée vers la fenêtre et les extérieurs ensoleillés –un peu trop pour lui. Le temps passe, lentement, mais résonne enfin la sonnerie du dernier cours. La délivrance.

Intelligent, redoutablement, alignant les excellentes notes, mais ni hypocrite ni intéressé pour autant, c’est le premier à sortir. Esquivant ses camarades et autres silhouettes déambulant dans les couloirs, l’afflux soudain de population ne lui ferait guère ralentir le rythme ; il a apprit à éviter les autres d’un simple mouvement d’épaule, d’un regard condescendant, d’un détour savamment calculé. Anticipant tout dans les moindres détails, Sherlock des temps modernes, il voit l’intégralité des gestes de ses camarades, les interprète avec facilité et adapte son comportement pour en tirer le meilleur parti possible.

C’est l’heure de pointe, et il n’en reste pas moins un des plus rapides à rejoindre sa chambre. Objectif clairement atteint, comme il peut le voir en fixant sa montre. Mettre plus de quatre minutes à traverser les bâtiments serait un affront envers lui-même, une atteinte insupportable à ses capacités et, surtout, à son impatience. Incapable de se poser un instant, monsieur saisit la raison de son détour, et repart d’un pas sec vers l’édifice principal. Sans la moindre hésitation, il remonte le courant, la masse mouvante formée par ceux qui ne sont qu’à peine sortis, souriant parce que leur journée est enfin terminée.

Lui aussi est satisfait, mais ne sourit pas. Flegme anglais oblige, il n’est guère contaminé par l’imbécilité heureuse de la majorité de la plèbe, comme il se plait à l’appeler. Impassibilité naturelle, venue des tréfonds de sa personnalité à défaut de pouvoir y attribuer une origine précise, les sourires d’Alec coutent cher lorsqu’ils ne sont pas moqueurs, et les prix montent avec leur niveau de sincérité.

Le jeune homme rejoint enfin des couloirs moins grouillants, puis la salle qu’il recherchait. Celle de musique. Déserte, fort heureusement ; il n’a jamais été doué pour le partage. S’installant spontanément au centre de la pièce, inconsciemment dicté dans sa conduite par son narcissisme, sans doute, il sort délicatement un violon –son violon- de l’étui assorti. La partition suit aussitôt. Une mélodie qui lui trotte dans la tête depuis les premières lueurs du jour, une mélodie sur laquelle il travaille depuis le début de la semaine, une mélodie qui ne lui donne plus beaucoup de fil à retordre mais suffisamment encore pour l’amuser.
Monsieur redresse le dos, rejette les épaules en arrière, adopte une position dont il ne se souvient plus qui lui a bien apprit à la choisir si spontanément.

Inspiration, expiration.

Oubliés, l’amnésie, le sentiment de supériorité, l’ennui ; au moment ou l’archet effleure les cordes, plus rien d’autre ne compte que la sensation de celles-ci sous ses doigts. Et l’adolescent s’absorbe dans la mélodie, néglige la partition, laisse les notes s’enchaîner et l’instinct prendre le pas sur l’apprentissage. Sa mémoire fait le travail, restitue la musique.

Un jeu calme. Tempo lent.  Plus qu’Alec, c’est le violon qui s’exprime.

''Clic clac clic.''

Ce bruit, nous en étions habitués, car Mme Oliver en étant la cause, chaque fois et ce sans exceptions, qu'elle passait dans les couloirs, la salle des enseignants ou en classe, ce bruit était prononcé. Ça et le doux arôme de thé qui fume au dessus d'une tasse joliment décorée.

Ce matin même, la blondinette se leva tôt, très tôt. Elle alla se doucher et ne sortit de la salle de bain que lorsqu'elle fut belle, coiffée, parfumée. Son secret pour calmer les élèves, les amadouer et c'était efficace ! Oliver s'infusa un thé, comme à son habitude tandis qu'elle farfouillait dans ses chaussures, oh oui, elle en avait, des chaussures. La mode était son troisième, non, quatrième loisir, après la musique, les romans d'amour et la connaissance. Elle choisit une paire de chaussures pour l'été, dans le genre fleurie, comme sa robe légère et longue qu'elle avait sur le dos.

Lorsqu'elle sortit, elle se questionna sur son parfum, s'était-elle trop parfumée ? Car elle sentait un minuscule arôme de framboise, naturellement elle ne l'aurait pas sentit. Ah oui, le parfum à la framboise, c'est son parfum préféré, la vanille, elle aime bien mais ça lui tombe sur le coeur bien vite. Elle secoua son poignet pour faire marcher sa montre, bougonnant en voyant qu'elle restait figée, saleté de petite montre ! À son entrée dans l'école, il était encore tôt, il n'y avait que très peu d'élèves et un minimum de personnel. Elle marcha donc frénétiquement vers la salle des enseignants pour prendre ses choses, disparaissant ensuite à sa classe de musique fraîchement redécorée.


Ses premiers cours n'avaient pas été un problème, toutefois, son après-midi avait été épuisant, ce fut au dernier cours qu'elle en profita - en laissant accessoirement sa porte d'entrée ouverte comme une cruche - pour se réfugier à la classe des enseignants et s'infuser un thé. Elle n'avait pas eu de thé de la journée ! Pour elle, c'était un peu comme l'apocalypse, sans son thé, elle n'allait pas bien, c'était sa drogue, malheureusement - mais au moins, elle avait bonne haleine comme ça, pas comme le café !

Lorsqu'elle passa par là, elle remarqua Nemesis, ce surveillant sadique, bien qu'il réussissait à lui faire voir des étoiles - si, si ! -. Entre-temps, alors qu'elle claquait nerveusement ses talons contre le sol, une mélodie fit frissonner son échine, un peu plus et ça se ferait paraître. La blondinette se rapprochait du bruit, sa classe ! Tout en adoucissant ses pas, elle se rapprocha du bruit et, au moment où elle entra à pas de loup dans la pièce, elle reconnue ce garçon.

- Alec.

Murmura-t-elle pour elle-même, enveloppée par les sons du violon. Elle se rapprocha en faisant gaffe à ses talons - d'ailleurs, elle voulait les enlever. Une fois plus près, elle se positionna à l'avant pour déposer sa tasse et observa un petit moment le jeune musicien.

- Hmn.

Fit-elle, faisant mine de réfléchir alors qu'elle se rapprochait de son élève.

- Je te conseille de changer la dernière note que tu as jouée, pour un Sol, ceci pourra bien faire rebondir tes prochaines notes, essaies encore.

Continua-t-elle, la voix si pâle et son intonnation si douce, ce qu'elle aimait bien chez elle car, les gens ne prenaient jamais ses paroles pour agression.

Un froncement de sourcils ; s’il ne l’a pas entendu, Alec a senti qu’une personne entrait dans la pièce. L’agacement prend rapidement le pas sur la tranquillité qui avait jusqu’ici prit possession de lui. Et pourtant, il est si rare qu’il se sente apaisé de la sorte… Lui qui passe son temps en compétition pour le moindre prétexte, alternant cachets contre l’hypertensions et ironie cinglante, fatigué par l’ennui bien plus rapidement que la moyenne, il espérait bien pouvoir profiter d’un minimum de solitude bienheureuse.

Suffisamment respectueux pour chercher à se faire discret, l’intrus n’était techniquement pas repérable ; mais monsieur  Wellsenstein sentait qu’il était là, et cela suffit, en plus de crisper son expression, à perturber sa concentration.

Et finalement l’odeur du thé ; en bon britannique qui se respecte, Alec reconnaitrais cet arome entre mille, plus sensible à celui-ci qu’à n’important quel autre. Tiraillé entre agacement et curiosité, il finit par en rater une note.
Relevant les yeux pour cracher des mots pleins d’acide, il manquerait de s’étouffer avec en voyant que l’intrus n’est autre que son enseignante de musique.

Comme c’est cocasse.

-« Oh, miss Oliver. »

Magnifique démonstration de l’évidence ; davantage qu’une salutation, une constatation.

Et l’adolescent grimace tandis que sa dernière note manquée s’éternise dans les airs, reflet de son précédent échec. S’il y a bien une chose qu’il ne supporte pas, c’est d’être face à ses erreurs ; voulant être celui qui frôle du plus près la perfection, reconnaitre ses torts lui est toujours compliqué.

-« Je te conseille de changer la dernière note que tu as jouée, pour un Sol, ceci pourra bien faire rebondir tes prochaines notes, essaies encore. »

Affreusement compliqué.

Et pourtant, Alec sourit doucement. Sa professeur de musique figure parmi les rares personnes qu’il est en mesure d’apprécier, voire d’estimer. Tant pour sa maitrise du violon que pour sa passion pour la matière qu’elle enseigne ; tant pour le thé qu’elle boit, preuve de leurs points communs, que pour son calme à toute épreuve. Agréable et jeune de surcroit ; normal qu’elle inspire spontanément la sympathie.

-« Je dois vous avouer que j’ai manqué la dernière note. J’ai effectivement d’abord cru que votre arrivée était l’irruption d’un élève, de ceux qui sont captivés par le "beau bruit" sans en connaître la valeur. Des abrutis en somme. Et découragé par avance d’une telle médiocrité, je me suis déconcentré. »

Le mépris suinte de ses mots ; et pourtant, le ton employé est d’une politesse absolue. Le monoclard peut s’avérer plein de contradictions. Convaincu jusqu’au bout de sa supériorité, et pourtant toujours d’une correction syntaxique frisant avec l’obséquiosité sans qu’on ne puisse jamais prouver qu’elle est avérée.

« Mais il me semble qu’en temps normal, cette note est un fa. Même si je l’ai prise en mi. Un sol, disiez-vous ? »

Il la respecte suffisamment pour écouter ses suggestions ; du moins, essayer de les appliquer, là ou il aurait considéré ceci comme perte de temps avec n’importe qui d’autre.  Il reprend son instrument, redresse la colonne vertébrale qu’il avait légèrement relâchée sans même s’en rendre compte ; et enfin, joue la partie sujette à controverse, obéissant à cette autorité qu’il méprise en temps ordinaire.

Et cette fois, la dernière note qui flotte dans les airs est beaucoup plus agréable. Alec attend que les dernières effluves de celles-ci aient disparues avant de quitter les cordes des yeux, d’abandonner  sa posture prévue pour le jeu, avant d’enfin s’autoriser à parler.

-« C’est effectivement mieux. »

A défaut d’avoir un stylo dans l’immédiat, il note la rectification à apporter sur la partition dans un coin de sa tête. Et désigne finalement la tasse de l’enseignante du menton.

-« De quel thé s’agit-il, aujourd’hui ? »

Alec sourit devant cette habitude qu'il a remarqué chez la jeune femme; et il faut bien avouer que lui-même est bien incapable de se passer d'au moins une tasse de thé au quotidien.