Let's Have Fun ! [PV]

Bras dessus bras dessous, ils se faufilent dans la foule de touristes. Brouhaha jovial. Fragrances sucrées à vous donner l’eau à la bouche. Musique enjouée. Selwyn ne parvient pas à cacher un petit sourire. Ses yeux pétillent, ses doigts fermement accrochés au biceps du jeune homme. Dans ce tourbillon de bonheur, de rêves d’enfants et de petits plaisirs, elle se sent à la fois profondément apaisée et terriblement excitée. Ce genre de fête n’existe pas au Népal. Les enfants n’ont pas le droit à ce genre de festivités. Si elle avait voyagé avec ses parents lorsqu’ils se rendaient à Londres pour voir cette famille qu’elle n’a jamais rencontrée, peut-être aurait-elle assisté à un tel spectacle. Curiosité.  Son regard inquisiteur se pose sur chaque détail. Des couples qui se tiennent la main. Des stands aux couleurs délavées par le soleil et la pluie. Des enfants qui crient, qui rient, qui se poursuivent. L’éclat d’une pomme d’amour. Le crépitement d’une crêpe en train de cuir. Les lumières multicolores commencent à fleurir un peu partout, le soleil déclinant à l’horizon et elle aimerait courir en tous sens.

Mais Benjamin la traine dans ce tumulte, la mettant face à un vendeur de glace. Mal à l’aise, elle rougit, incapable de choisir le parfum qui lui ferait plaisir. Et les gens qui font la queue derrière lui mettent encore davantage la pression.  Totalement paniquée, elle ferme les yeux et en pointe du doigt une au hasard. Framboise. Elle remercie le marchand d’un sourire et attrape de nouveau le bras de Benjamin, troublée par toute cette foule. Alors qu’il semble perdu dans ses pensées, son doigt va se planter dans sa glace. Elle allait le mettre dans sa bouche quand :
« Honneur aux demoiselles. Je te laisse choisir le premier manège. »

Elle sentit la honte lui mordre les joues alors qu’elle reste la bouche ouverte, prise en flagrant délit. Finalement, elle enfonce son doigt dans sa bouche, lâche le bras du garçon et fuit son regard. Lui tendant sa glace à elle, elle se hisse sur la pointe des pieds pour tenter de voir au-dessus de cette masse grouillante de tête. Elle grimpe sur un banc, sa main sur son front pour cacher la lumière qui l’éblouit. Ses pupilles se dilatent. Elle a vu ce qui l’intéressait.

Son cœur se met à cogner dans sa poitrine. Elle redescend de son poste d’observation et intime à Benjamin de la suivre de la main. Elle bouscule quelques personnes, s’excuse et continue à sillonner dans la foule, son sourire devenant de plus en plus grand. Emportée par son élan, elle titube et se rattrape à la barrière. Elle bascule en avant, ses pieds se décollent du sol puis retombent. Ses yeux sont grands ouverts, peuplés d’étoiles scintillantes. Devant elle, un carrousel des plus authentiques, avec des chevaux de bois, une musique qui vrille les oreilles et des fausses dorures mais c’est celui qu’elle a imaginé dans ses rêves. Monter sur un de ces animaux sans vie et tourner, tourner jusqu’à se sentir voler. Monter, descendre, vibrer au milieu de cette ambiance de fête. Les couleurs éclatantes. Cette odeur de vieux meuble. Oui, quand on lui parlait des fêtes dans les parcs occidentaux, c’est ce cliché qu’elle voyait. Et elle veut connaitre la sensation que cela procure. Elle retourne vers Benjamin en courant, le tirant par le bras, penchée en arrière presque à en tomber. Puis collant sa tempe contre la sienne, elle pointe du doigt le manège en disant :

«  - C’est dans celui-ci que je veux monter ! »

Elle le regarde dévorer sa glace tandis qu’elle finit doucement la sienne. Puis sans attendre, il lui attrape la main afin de la faire grimper sur un de ces chevaux. Puis le mécanisme se met en route. Le vent agite ses cheveux. Elle essaye de se détendre, de lâcher ses mains. Equilibre précaire. De la peur comme un coup au cœur. Il est devant elle, fait le pitre tandis qu’elle enserre avec panique le cou de son destrier. Elle serre les genoux et ferme les yeux, la joue collée contre son encolure de bois. Son rire enjoué et ses cris vulgaires lui parviennent mais elle ne peut que renforcer l’étreinte qui la lie à cet animal. Elle sent presque battre son cœur de créature de bois. C’est stupide d’être effrayée sur ce genre de manège mais elle ne peut s’en empêcher. Elle a peur de tomber, que les poulies continent de tourner et que toute la troupe la piétine. Alors elle se cramponne ridiculement, en priant ses dieux et les étoiles pour que rien ne vienne troubler sa prise. Puis dans un crissement, la rotation ralentie. Elle se relève en hâte, juste avant que Ben ne vienne la chercher et remarque sa trouille. Les jambes flageolantes, elle bondit sur le sol et reste suspendue à son bras tandis qu’il la promène dans le domaine forain.

C’est à son tour évidement. Et en individu typiquement masculin, il choisit des manèges disons… peu orthodoxes. Le genre qui ne sont pas faits pour les enfants. Avec une taille limite. Des poubelles à la sortie pour les sacs à vomie. La brune déglutit difficilement. Devant elle, une gigantesque montagne russe. Un, deux, trois anneaux… ses muscles commencent à faiblit. Quatre, cinq. Elle se sent déjà mourir. Pour son honneur, elle ne laisse transparaitre aucun des signes illustrant une trouille incroyablement forte. Ses doigts se referment fortement sur son biceps, ses yeux perdus dans la contemplation effrayée des wagons roulant à toute allure à l’endroit, à l’envers. Et des cris. Angoisse.

«  - Tu ne m’abandonnes pas hein ?  » mumure-t-elle.

Elle ne le regarde pas mais se serre contre lui comme une lapereau se roule contre sa mère, au fond du terrier afin d’échapper aux crocs du loup. Or, là, cette mère inconsciente allait justement l’offrir en pâture à son prédateur. Outch.

Une amie ? Un soufflé chaud vient caresser son cœur. Un sourire cosmique. Puis une voix plus ferme, plus blasée. Troublée, elle prend place dans le wagon. La barre de sécurité s’abaisse et elle prend alors conscience du problème. Vent de panique, que dis-je, tempête ! Son sang palpite dans ses veines et des lueurs de terreur s’agitent dans ses prunelles, comme celles dans les yeux d’un animal prit au piège. Elle s’agite, cramponne ses mains à la barre de métal. Conseils. Elle les met aussitôt en pratique, le dos collé au siège et les bras tendus à craquer. Crissement des roulettes. Coups sur sa main. Angoisse. Épouvante. Stress.

Il hurle et rit. Elle serre les dents pour retenir ses cris et le contenu de son estomac. Frisson. Elle a l’impression que son sang coule en sens inverse. Plus rien n’irrigue sa tête, plus rien n’irrigue sa tête ! Le sol, les arbres et puis le ciel et les rails. Elle crie, s’égosille à s’en bousiller la voix. Elle est morte de trouille et ne parvient pas à le cacher. Trop d’effets. De sensations. Elle va passer sous la barre, elle va passer sous la barre. Elle ferme les yeux et des larmes s’en échappent. Un ralentissement. C’est fini. Soulagement. Un soupir n’a pas le temps de franchir ses lèvres que le wagon a déjà repris de la vitesse. Son corps est balloté dans tous les sens. Ses fesses ne touchent plus le siège. Elles serrent la barre à en couper l’afflux sanguin dans ses doigts. Cet ordre résonne dans sa tête ; ne lâche pas, pour ta vie. Un ralentissement. Un râle. Elle ouvre les yeux. Gémissement. La brune desserre ses doigts douloureusement. Ils sont en feux. Heureusement que Benjamin la réceptionne sinon elle se serait écrasée au sol.

Les jambes tremblantes, elle essaye de rejoindre avec dignité le banc qu’il lui a indiqué. À peine a-t-elle tenté de s’assoir qu’un violent haut-le-cœur la surprend. Et alors que la crinière rose fait le bilan sur cette attraction, elle se jette désespérément sur la poubelle la plus proche pour régurgiter la totalité de son repas, c’est-à-dire sa glace et de la bile. Beaucoup de bile. Dans des bruits plutôt rebutants. Elle y reste quelques secondes penchées au-dessus avant de retomber sur le banc, vidée de ses forces et de tout ce qui pouvait être encore utile dans son corps. Sa gorge la brûle. Ses mains la font souffrir. Elle fuit le regard du garçon, cramoisie de honte et pourtant blanche comme un linge. Son cœur reprend peu à peu un rythme normal et sa poitrine se soulève de nouveau avec douceur. Trop d’adrénaline d’un coup. Trop trop trop. Elle ne saurait dire si elle a apprécié ou non. Peut-être que les sensations étaient grisantes mais elle n’a rien vu. Elle soupire bruyamment et se passe la main sur le visage, massant son front. Désolée, les attaches de mon estomac ont cédé.

Elle a mal au ventre. Vraiment mal au ventre. Chaleur de la main de Benjamin sur son épaule. Un sourire réconfortant, lueur perdue dans un océan obscur. Quand elle était rentrée dans cette pièce, attirée par le son mélodieux du violon, elle n’aurait jamais pensé rencontrer une créature aussi joviale et exceptionnelle. Elle n’aurait jamais cru qu’il pourrait s’intéresser à elle au point de supporter ses constantes sautes d’humeur, qu’il prendrait le temps de l’apprivoiser et même de la trainer dans une fête foraine.

Pourtant, aujourd’hui, elle est là, à ses côtés, à passer un bon moment. Enfin, bon dans le sens où elle a oublié ses angoisses nocturnes et tous ses problèmes le temps d’un tour de manège. Puis son camarade se lève. Pincement. Son cœur s’accélère, surement par peur que tout ressurgisse comme une vague terrifiante. Il s’éloigne et elle se recroqueville chaque seconde un peu plus sur son banc. Mais il revient, une barquette de frite à la main. L’odeur vient lui titiller les narines mais les nausées l’empêchent d’en prendre une poignée et de l’enfourner dans sa bouche avec une grâce tout à fait féminine. Sa gorge se serre. De dégoût. La fatigue ne fait qu’accentuer son malaise. Après tout, elle était restée longtemps inconsciente. Il n’est peut-être pas très bon de veiller trop tard. Posant ses mains sur ses cuisses, elle répond d’une voix fluette.

«  - Non, je ne me sens plus vraiment d’attaque.  »

Un léger sourire gêné. Il a probablement envie de rester. Elle pourrait essayer de se forcer. Mais non, les événements de la matinée l’ont achevé. Elle veut se coucher, faire un câlin à Salam et s’endormir profondément. Pendant plusieurs jours tant qu’à faire !

Elle lève un sourcil ; la porter ? Et elle finit sur son dos sans qu’elle n’ait eu aucun mot à dire. Trop faible pour répliquer, elle se laisse trainer entre la foule de people venu chercher des sensations fortes. Il zigzague entre hommes, femmes et enfants avec une certaine facilité et l’air frais fouettant son visage fait du bien à la jeune népalaise. Elle enfoui son visage derrière la nuque du jeune homme, se laissant balader tel un vulgaire sac à patates sur l’épaule d’un fermier. Néanmoins, le garçon semble rapidement s’essouffler et lorsqu’il s’arrête devant le clocher, elle commence à s’agiter, prête à ce qu’il la lâche. Mais cet entêté continue de gravir une part une les marches. C’était tout de même un moyen de locomotion extrêmement pratique qui pouvait manger vos restes, qui ne pollue qu’en pétant et rotant (quel fléau !) mais qui malheureusement finissait par fatiguer facilement si on ne l’entretient pas régulièrement. Pourtant, l’américain arrive en haut du toit. L’obscurité est de mise. Lorsque ses pieds touchent le sol, elle manque de s’étaler, des fourmis agaçant chacun de ses nerfs. Elle s’agite, secoue ses membres pour les chasser mais cette sensation insupportable ne veut pas la lâcher. Mais il semble beaucoup absorber par la contemplation du panorama pour s’en soucier. Finalement, il l’invite à s’assoir à ses côtés. Et devant ses grands yeux gris, une danse lente s’engage. Un flot lumineux qui tourbillonne, juste à la portée de ses doigts. Elle l’observe, sans parler, juste émerveillée par ces milliers de petites lueurs perdues dans un océan sombre. En effet, c’est beau mais est-ce bien nécessaire d’y poser des mots ? Même le plus doué des poètes ne saurait faire ressortir toute la magnificence qui émane de cette scène nocturne pourtant si simple.

« - Splendide. »

Un bâillement lui échappe. La journée a été longue, épuisante bien qu’elle en ait passé la moitié à roupiller dans son lit. Elle s’étire, penchant son corps dangereusement dans le vide puis se redresse en prenant appui sur le rebord en pierre. Benjamin est adorable, un peu trop gentil garçon pour elle peut-être mais elle doit avouer qu’elle a passé une agréable fin d’après-midi en sa compagnie. Elle aimerait rentrer mais elle a comme l’impression qu’il ne l’a pas amené ici par hasard. Gravir toutes ces marches pour ce spectacle, aussi captivant soit-il, semble être cher payé. Espère-t-il quelque chose ?

Non, il ne semble rien attendre de plus. Peut-être souhaite-t-il simplement passer  un peu de temps en sa compagnie, pour essayer de rattraper ses maladresses. Pour tenter de lui montrer qu’il est plus qu’un garçon qui sait jouer du violon. Elle refuse d’y penser mais elle s’est probablement laissé séduire par l’idée. Elle n’a jamais songé à se faire des amis, fonder sa confiance en quelqu’un d’autre que soi-même. Mais faire confiance signifie prendre des risques et elle a simplement envie de laisser couler sa vie. Son objectif est de sortir de ce bahut avec un projet professionnel. Elle ne sait aucunement ce qu’elle veut faire. Peindre, dessiner, esquisser, là réside sa passion. Elle pourrait enseigner, la transmettre mais elle ne s’est jamais intéressée au travail des autres. Puis après tout, on ne lui en a jamais vraiment donné les moyens. Un autre bâillement et Benjamin qui se propose comme guide jusqu’au cabanon.

Les marches défilent. Les pavés également. Elle frotte ses yeux, sa vision devient floue quelques secondes. Une douleur vivace commence à lui marteler le crâne. Elle n’a qu’une hâte, celle de se coucher dans son lit et reposer ses muscles endoloris. Métal. Rire. Elle se retourne, l’observant se frotter le nez. Ses lèvres s’étirent en un sourire franc, accompagné d’un soupir exaspéré mais cependant amusé. Un bout de phrase laissé en suspens. Elle lui adresse un regard intrigué, ne saisissant pas l’intérêt de formuler des paroles inutiles. Son regard perdu au loin, elle ne cherche pas à le pousser davantage. S’il a quelque chose à dire, qu’il le fasse donc. Et s’il en est incapable, c’est que ce n’était pas bon à dire. Ainsi, le reste du trajet se fait en silence, chacun perdu dans son esprit voire dans la contemplation des constellations.

Les dortoirs se profilent et la népalaise se tord les mains. Comment dit-on au revoir à une personne qu’on apprécie ? Oui oui, en fait, elle l’apprécie. Du moins, sa présence ne l’irrite pas. Mais voilà, d’habitude, niveau relationnel, il y en avait toujours un pour fuir.

«  - Merci. Je me suis bien amusée. »

La main sur la poignée, elle hésite. Doit-elle l’embrasser, lui serrer la main, l’enlacer, lui donner une tape sur l’épaule ? Ou simplement s’engouffrer dans sa chambre après lui avoir soufflé ses quelques mots. Instants de malaise.

«  - Bah… Bonne nuit. »

Ils se reverraient probablement demain, cours obligent.