Faune et Flore ↪ Nemesis

Il avait plu aujourd’hui. Les branches nues s’étaient couvertes de perles cristallines à travers lesquelles le soleil timide rayonnait. Le vent froid faisait rougir les joues et transformait le souffle en brouillard. C’était un temps d’hiver, avec un soleil caché derrière les nuages, pâle et ensommeillé. Un soleil qui maintenait l’espoir en vie alors que la froideur de la saison veillait à l’effacer. À cette époque, les paysages du Népal dévoilaient toute leur splendeur.  Les montagnes abruptes se couvraient d’un manteau blanc et le ciel dégagé laissait entrevoir astre brûlant et voie lactée. Selwyn est née dans ce monde. Un morceau de nature protégé des maux des sociétés par ses reliefs. Un havre où la mort a pourtant volé et abattu ses foudres. Un lieu si calme où les larmes et le sang ont coulé et où les cœurs se sont brisés. Mais aujourd’hui, la belle est bien loin de son pays. Les vagues battent avec ferveur les flancs de cette île. Au sommet de ces rocs creusés par l’érosion, les embruns caressent, la mer chante et l’horizon se dresse, infini.

Elle a rencontré des gens exceptionnels. Elle a connu l’amitié, l’amour. Elle a souffert seule puis avec d’autres. Elle a goûté à l’espoir, saisi pendant quelques instants la substance même du bonheur.  Les années passent, inlassablement. Les souvenirs se succèdent, chauds ou douloureux. Après la mort de Drew, elle a échappé à son propre contrôle. Et maintenant qu'il est de retour, c'est encore pure. Elle s’est détruite auprès de lui en essayant vainement de le sauver. Elle a plongé, entrainant Jim dans son sillage. Et alors que celui-ci gravit à nouveau la pente, elle stagne sur le même promontoire, oscillant entre les ténèbres de son beau brun ou la lumière de son tendre blond. Mais alors qu’elle les regarde tous deux, accroupie dans la poussière, il n’y a que Jim qui s’est retourné. Il semble que Drew l'a bel et bien rayé de sa vie. Il prend un nouveau départ, sans elle. Son coeur de serre douloureusement. C’est mieux ainsi. Le C a pris dans ses mains ses ultimes espoirs et les a broyé, il les a fait volé en éclats et dispersés dans la tempête. Ton choix est fait, Selwyn. Elle se reconstruit, doucement. Elle recolle les morceaux. Grâce à la fine cordelette qui la lie encore à Jim, elle recoud les lambeaux de son cœur. Seule, loin de tous. Parce qu’elle ne sait pas faire autrement.

Les A sont d’ailleurs partis au ski. Jim aussi donc. Un répit. Une bouffée d'air. La pression retombe. À son retour,  elle sera changée. À son retour, elle aura 17 ans.

Assise sur un banc, un paquet en papier brun juste à côté d’elle. Ses cheveux d'ébènes sont ramenés en une longue tresse. Elle rêvasse en écoutant les écorces des vieux arbres grincer. Elle a l'air déjà si mature; une jeune femme, fragile certes mais impérieuse. Plus la gamine effrayée.
Puis soudain, un couinement familier. Un sourire étire ses lèvres. Une lueur dorée se faufile à toute allure devant elle puis disparaît derrière un arbre pour revenir ensuite à ses côtés. Elle sent la pression des griffes de son lézard contre ses jambes alors qu’il grimpe sur ses genoux. Ouvrant le paquet, elle en sort un petit gâteau sur lequel elle plante une bougie déjà bien usée par les années. Selwyn n’a pas beaucoup d’argent. Elle n’a personne pour subvenir à ses besoins à l’extérieur. Alors elle aide à l’entretien du pensionnat pour gagner quelques Prism’ en plus de sa bourse. C’est donc deux gâteaux modestes, les économies de plusieurs semaines qu'elle a acheté pour l'occasion. Son lézard enchanté approche sa queue de la mèche qui s’embrase aussitôt. Il ne tient d’ailleurs pas en place, louchant allègrement sur le glaçage et les perles de sucre. Avec un soupir amusé, elle ferme les yeux. Un vœu. Un seul et unique vœu. Souffle.

Son lézard saute du banc et revient quelques secondes plus tard. Elle tend sa main pour qu’il décharge sa bouche de son fardeau. Et dans sa paume, un caillou qui ressemble vaguement à un cœur. Battement de cœur. Ses lèvres tremblent légèrement alors qu’elle referme ses doigts sur son présent et serre dans ses bras son messager. Loyauté. Fidélité. Amour. Ses yeux embués de larmes se portent alors sur le chemin où une silhouette se dessine dans la brume. Une silhouette qu’elle connait bien désormais. Une silhouette dont l’aura est farouche, sauvage, virile. La force tranquille. Un sourire lumineux étire ses lèvres. Némésis.

Son sourire s’efface assez vite alors qu’il s’approche, se parant de son masque de marbre. Pourtant, elle est heureuse de le voir. C’est un courant d’air frais, une brise matinale alors qu’on ouvre les volets. Et la voix tombe. Ferme et pourtant douce. Puis l’incompréhension qui se lit sur sa peau métisse. Gêne.

▬ Qu'est-ce que tu fais ici toute seule ?

Sa mâchoire se serre mais elle ne laisse rien paraitre. Je suis seule parce que plus personne ne veut de moi, Némésis. Voilà ce qu’elle aurait pu répondre. Parce que Drew comme Jim ne veulent plus qu’elle s’approche. Elle est damnée à errer entre le paradis et l’enfer, dans un entre-deux tiraillés par le mal et le bien. C’était peut-être la pire des punitions d’ailleurs.
Contact. Les regards se harponnent. Frisson. Ses prunelles semblent lasses, fatiguées de mener une lutte acharnée. Peut-être le surveillait pourchassait-il lui aussi une cause vaine. Peut-être que lui aussi avait revêtu une armure ridiculement grande et qu’il était lui aussi en train de se vautrer dans la boue, emporté par le poids de son épée. Les lèvres de la brune esquissent un sourire tendre.

▬ Dois-je te souhaiter un bon anniversaire ?

Et sans prévenir, les murailles s’écroulent. Tu ne peux t’empêcher de sourire et un léger rire t’échappe. Un éclat comme pour dissimuler toute la gêne du moment. Selwyn est si vulnérable dans ces instants de commémoration. Comme une jeune fleur qui renait au moment du printemps. Il suffit qu’une gelée tardive survienne pour annihiler sa beauté.

«  - Quel sens de la déduction, monsieur O’Connor. »

Un regard, teinté de taquinerie. Elle ne se moque absolument pas de lui. Elle constate simplement les faits. Elle est là, avec ses deux pâtisseries misérables et pour seule compagnie, un lézard qui s’était déjà enfilé la moitié de sa part et qui louchait déjà sur celle de sa maitresse. Elle se décale sur le côté, laissant de la place sur le banc pour une autre personne.

«  - Je sais que c’est ridicule mais… un morceau ? »

Sincérité. Quelle tristesse que de passer un tel jour seule, n’est-ce pas ? Elle apprécie la présence de Némésis. Bien que celui-ci semble particulièrement froid et abrupte, il émanait de lui une certaine chaleur. Et Selwyn, avec sa sensibilité accrue, pouvait la sentir adoucir la morsure du froid sur sa peau. Entre ses doigts, le gâteau se brise en deux parties – il faut dire – pas très équitable. Légère grimace.

«  - Bon, je garde la plus grosse, c’est quand même mon anniversaire hein. »

Son regard se lève de nouveau sur lui, un sourire espiègle sur les lèvres et les yeux pétillants.

▬ Tu as raison. C'est ridicule. Garde le peu que tu as pour toi, Selwyn.

La remarque du surveillant la pique comme une aiguille. C’est un refus, cinglant, qui lui claque contre les joues. Son sourire s’efface alors que ses muscles se crispent. Non, ce n’est pas une princesse. Ce n’est pas une fille bourgeoise dont les parents habitent à quelques heures de voiture. Elle se débrouille seule pour survivre. Et ce depuis des années. Ses joues rougirent.

▬ Ce gâteau est vraiment minuscule. Même entier, il ne me suffirait pas.

C’est vrai qu’elle est misérable. La honte lui irradie tout le corps. Elle se contente de peu mais ce n’est certainement pas le cas du surveillant, probablement habitué à trainer dans les cuisines du pensionnat auprès de Betsabe. La mine sombre, elle fixe de son regard d’asphalte les deux morceaux de gâteaux dans ses mains. Si faible, si minuscule. Normal qu’on l’abandonne. Les gens ont bien assez de leur fardeau à porter.

▬ J'ai quelque chose d'urgent à faire. Attends-moi là, j'en ai pas pour longtemps.

Dans le coin de ses yeux, elle observe Némésis disparaitre. Et son cœur se serre douloureusement, son pouls s’accélérant sous le coup du chagrin. Peut-être ne reviendra-t-il même pas. C’était toujours comme ça. Des centaines de promesses murmurées au vent et aussitôt oubliées. Or, sa voix résonne davantage comme un ordre. La brune attendrait, donc. De toute manière, elle n’a rien prévu de mieux. Elle préfère respire à l’air libre plutôt que de s’asphyxier dans l’atmosphère étouffante de sa chambre, hantée par des éclats de rires passé et une complicité aujourd’hui anéantie. Reposant ses pâtisseries sur ses genoux, elle reprend l’analyse du cadeau de son lézard. Un cadeau à la hauteur de sa maitresse. Or ce vulgaire caillou représentait à ses yeux mille fois plus qu’une semi-remorque débordant de pierres précieuses. C’était un présent qui faisait davantage parler le cœur plus qu’il n’éblouissait les rétines des rageux. Un cadeau conjugué au temps de la sensibilité.

Reposant ce cœur minéral, ses iris se perdent dans la contemplation de la forêt. Puis le pas rapide de Némésis et un grondement dans ses entrailles, comme une plainte alors qu’il chasse les pâtisseries pour déposer quoi ? Hoquet de surprise. Le souffle court, elle n’ose plus bouger alors qu’il retrouve sa place dans la même nonchalance. Elle n’ose pas tourner la tête et croiser son regard bien que tout son visage ait déjà viré au cramoisi. De ses mains délicates, elle ouvre le paquet. Un frisson lui escalade la colonne vertébrale et vient se glisser dans son cou avant d’aller jouer dans ses cheveux.

▬ Bon anniversaire.

Ses lèvres se serrent pour contenir le sanglot qui s’acharne dans sa poitrine, inondant ses yeux de lueurs colorées. Arrêter de respirer. Quelques secondes. Juste pour récupérer un peu de contenance. Elle ne peut pas se permettre de craquer devant cet homme. Tu n’es plus une sale gamine pleurnicharde Selwyn. Inspirer pour ne pas se noyer dans les pleurs. Une larme perle au bord de ses yeux, larme rapidement essuyée.

«  - Merci. C’est trop Monsieur, beaucoup trop. »

Perdue. Complètement. Pourquoi agir de la sorte ? Elle a rarement vu un gâteau aussi beau. Pourquoi rester avec elle alors qu’elle était si pitoyable, sans amis et l’âme en charpie ? Et dans cette froide après-midi, la Népalaise se dit que ce souvenir resterait gravé dans sa mémoire comme une épitaphe sur le marbre. Dans son esprit se marquerait l’image de ce gâteau somptueux et le souffle du surveillant tatoué à ses côtés. Une solitude estompée par cet homme et l’odeur qui se dégageait du paquet coloré.

▬ Sinon, tu m'expliques pour quelle sombre raison tu passes une journée comme celle-ci toute seule ?

BOUM. BOUM. Le cœur qui cogne si fort qu’elle a peur qu’il ne s’entende dans tout le parc. En plein dans le mile. Strike. Fléchette à 1000 points.

«  - Drew m’a rejeté. Silence. Jim m’a rejeté. Elle déglutit. Il ne reste que peu de variables dans l’équation. Je suis l’asociale de service qui veut se taper les mecs des autres, si je me souviens bien. Quelqu’un sans intérêt si ce n’est pour servir de bouc-émissaire. Quelqu’un dont on ne cherche pas à connaitre la date d’anniversaire, c’est aussi simple que ça. »

Soupir. Elle se mord la lèvre, serrant les dents jusqu’à les faire éclater une par une. Et son palpitant se retrouve proie d’un poing impitoyable qui se serre, se serre et se resserre. Le bureau des pleurs n’assure pas de permanence aujourd’hui, veuillez replacer après avoir déposé votre dossier dans la boite aux lettres à l’autre bout de la rue. Haussement d’épaule. Je suis le roseau qui se plie, se déplie, toujours à courber le dos face aux bourrasques cruels du vent. Tournant son visage d’ivoire vers le métisse, elle esquisse un sourire triste, empli de résignation. But master, the merry go round.

«  - J’ai pas de couteau. Pour le gâteau. »

Son nez se retrousse en une grimace attendrissante, comme un chaton, émerveillé par le vol des oiseaux mais incapable de les attraper. Parce que Selwyn n’est rien d’autre que ça, un chaton dépourvu de griffe, au pelage de nuit et aux yeux comme deux échardes de neiges sous un clair de lune.

Une tape sur son crâne. Trace d’amicalité. Le loup et la panthère, côte à côte, le regard porté sur le même paysage. Qui aurait pu l’imaginer ? Les choses matérielles sont superflues. Les sentiments, eux, sont bien plus réels. Un regard pour son lézard, la truffe recouverte de crème. Les sentiments d’un animal seront toujours les plus beaux, un attachement dépassant la haine et les blessures, sans la moindre once d’égoïsme, simplement aimer sans compter. Et côte à côte, deux énergumènes incapables d’exprimer les remous de leur cœur, incapable d’ouvrir leur cage thoracique pour laisser apparaitre un tout petit organe frémissant sous sa carapace de verre.

En effet, il y a un bien un couteau au fond de la boîte. Et ce gâteau, que représente-t-il ? Quelques secondes plus tôt, il dissertait sur ce même sujet. Cette attention était-elle le support matériel de ses propres sentiments ? Une façon timide d’exprimer son affection envers quelqu’un d’aussi impénétrable que lui ? Pincement. Les images défilent dans sa tête, rapides, comme un film en vitesse accélérée avant de s’évaporer dans un frémissement. Ses joues rougissent.

▬ Tu le penses, toi ? Tu penses que tu es cette asociale dépeinte par les autres ? Cette fille qui s'amuse à coucher avec des personnes prises ? Si tu le penses vraiment, peut-être que c'est vrai.  

Elle relève la tête, croise son regard, se mord la lèvre. Cette question est sans réponse. L’introspection est un phénomène qui lui fait bien trop peur pour l’affronter. Elle a peur de ce qu’elle pourrait y trouver. Elle a peur de faire jaillir un monstre en fouillant les débris, un monstre qui finirait de la dévorer. Elle a peur de n’être rien d’autre à la surface de cette Terre qu’un vers parasite, semant troubles et chaos sur son chemin, poursuivi par une tempête qui aura germé de ces graines précédemment jetés nonchalamment. N’avoir aucune raison de vivre mais plusieurs de mourir. Frisson. Elle a peur de croire injustement qu’elle renferme des trésors pour finalement se rendre compte que l’éclat du diamant qu’elle voyait sur elle dans le miroir n’était que le reflet de ses illusions, faisceau dévié par un éclat de verre dardé par un de ses démons en direction du soleil pour la détruire davantage.

▬ Je ne considère pas que tu sois sans intérêt. Tu as des qualités dont tu n'as probablement pas conscience…

Elle l’écoute, le regard happé par le ballet tournoyant d’un insecte devant ses prunelles d’orage. Pourquoi dire tout ça, Némésis ? Un léger sourire fend ses lèvres. Vous êtes vous-même tellement plus que ce que vous pensez. Elle aurait pu lui dire. Dire qu’elle n’était qu’un reflet factice. Qu’il devait appliquer ses propres principes à lui-même. Mais elle sait à quel point c’est dur. Parce que l’être humain, en plus d’être complexe, est tenaillé par la peur. Séquestrer par l’angoisse de la douleur. Rejetant ce qu’il considère comme dangereux alors que ses cicatrices pourraient cicatriser. La terreur de l’inconnu. Mais parfois, il faut se jeter au fond du vide, en priant pour trouver un havre de paix. Le papillon, certainement le premier de la saison, s’envole à grand tire d’ailes. Créature divine et pourtant si éphémère. Puis sa main d’homme, dans ses cheveux, comme une caresse. L’émotion lui étrangle la gorge. Personne n’a jamais pris le temps de lui parler ainsi. Encore moins un adulte. La plupart la jugeait sur ses résultats, son comportement sans chercher à regarder par-dessus la barrière qu’elle dresse. Mais toi, Nemesis, tu sautes beaucoup plus haut que les autres.

▬ Bien. Goûtons ce gâteau maintenant. Ce serait dommage de laisser ton morfale de lézard le manger. Il lorgne dessus depuis tout à l'heure.

Sourire. Ou comment l’estomac arrive à mettre fin à une si belle envolée lyrique. L’excitation fourmille au bout de ses doigts alors qu’elle saisit le couteau. Elle n’a jamais fait ça et ça l’emballe tellement ! Elle retient son souffle alors que la lame s’enfonce dans le glaçage ; concentration. Puis un soupir de satisfaction alors qu’elle libère la première part, qu’elle tend au surveillant, le regard brillant.

«  - Alors vous faîtes des entorses à votre code d’honneur de pion grincheux, rien que pour moi ? »

Elle penche la tête légèrement sur le côté, les yeux pétillants. Un de ces regards dont elle a le secret. Un de ses regards envoutant, ceux dont on ne peut échapper à l’emprise. Un regard qui dans un battement de cil, effleure les lèvres avant de revenir capter l’attention des yeux pour les ensorceler par un ballet de lueur sur un fond céruléen, des prunelles cerclées des nuances d’un océan déchainé, domaine de prédilection des chasseurs de trésors et étendue de la plus pleine des libertés. Un regard à la froid brûlant et glacé, qui pique puis apaise, le reflet même de tout le paradoxe que représente Selwyn, la déesse oscillant entre la lumière et l’obscurité.

Je suis un funambule
Suspendue dans la brume
Je marche sur le fil de tes pas.