5/11. La route de la servitude. {Fe Eleonore}.

Gabriel Oswald tenait sa prochaine victime. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi en forme, et la force avec laquelle il venait de revenir, la force avec laquelle il s’était plus ou moins imposé à la réunion lui redonnait confiance en lui. Cela allait se faire lentement, de fil en aiguille, mais à présent, il était pratiquement certain d’y parvenir. Pour l’heure, il lui fallait toutefois récupérer l’influence qu’il avait laissée derrière lui à son départ de l’hôpital. Sa claudication lui donnait l’avantage de n’être que la cible d’inimités plutôt que de coups, alors qu’il pouvait très bien marcher. Quelque part, le garçon pensait que cela humanisait sa posture, que cela le rendait plus sympathique et plus fréquentable. Simple question d’éthos, certes.

Il se souvenait de ces étés passaient à apprendre le langage des signes. Comment aurait-il pu croire qu’une simple curiosité servirait à reconstruire son réseau de connaissances ?
Glissant une petite pièce dans la machine à café, le garçon laissa couler un thé à la place. Il le prit, d’une main assurée, sans trembler, sans ciller. S’appuyant sur sa canne, il se mit à marcher dans les couloirs de Prismver, guettant celle qui allait tomber dans ses filets, celle qu’il prendrait plaisir à utiliser pour les desseins de sa propre classe. Comme il l’avait dit à ses collègues, la clef de la réussite résidait dans les sentiments, dans les relations humaines. Un bon réseau était garant d’une place de choix au sein de l’établissement. Son retour sur le devant de la scène devait se faire sans attendre et sans traîner, au risque de finir chez les fantômes.

Il la repéra. Nouvelle, innocente, muette. Eleanore Dickens, au milieu de ce troupeau d’élèves sans cervelles. Les pièces de son jeu d’échecs se mirent en place. Il s’avança, feint de trébucher, lâcha son gobelet, presque envoyé sur la jeune femme. Le liquide se répandit. Il rattrapa in extremis le petit récipient de plastique avant qu’il ne finisse sa course sur les vêtements de la nouvelle étudiante. Exit l’hypocrisie, Gabriel prit une moue profondément désolée, un peu hyperactive, un peu agitée.

« Oh ! Merde ! Pardon, toutes mes excuses… mille excuses… » Fit-il en anglais. Il releva les yeux, les posa sur son interlocutrice. Elle respirait la jeunesse, une certaine forme d’innocence. Classe C… Muette. Exactement comme on lui avait dit. Ses informateurs ne mentaient toujours pas. Le britannique écarquilla les yeux, ouvrit sa bouche en grand avant de se raviser.
« Tu es… » En la pointant du doigt. Il se mit à faire des gestes avec ses bras.

« Tu es la nouvelle, Eleanore Dickens, la jeune fille muette ? » Oui, Gabriel voulait l’impressionner. Un dialogue devait être fluide, et il supposait qu’elle ne devait pas pouvoir parler aussi rapidement aussi souvent. Sans attendre la confirmation, le jeune homme embraya.
« Enchanté, je suis Gabriel Richardson-Oswald ! »

Et l’amarre était lancée. Et le parasite entrait dans sa vie. De ses gestes assurés, il parlait distinctement et avec clarté un langage qu’eux seuls pourraient comprendre, de son petit sourire apaisé.

La joie pouvait se lire sur son visage comme dans un livre ouvert. Gabriel était heureux, quelque part, de pouvoir procurer du bonheur à une jeune femme. Même s’il se fichait bien de ce qu’elle pouvait ressentir, l’idylle parfaite qu’il vivait avec Nathan lui donnait des ambitions moins destructrices qu’auparavant. En effet, pour la première fois de sa vie, sa pâleur cadavérique était remplacée par un teint beaucoup plus vivant. On aurait presque pu croire que son sourire demeurait sincère. Mais non. Malheureusement. Son exaltation n’allait pas jusque-là. Ses intentions ne seraient toujours qu’un ramassis d’hypocrisie.

Il reprit les gestes de ses mains et dessina de nombreuses formes à une vitesse singulièrement rapide. Sa question était pertinente, et le britannique l’avait anticipée. Raison pour laquelle il répondit aussi naturellement que calmement, sans précipitations, mais avec une assurance qui ne laissait pas place au doute.
« Tu sais, les élèves muets, cela ne court pas les rues. Ce sont eux sur lesquels les élèves se braquent parce qu’ils sont différents. Du coup, on les connaît, on parle d’eux. ».

Cette déclaration remplissait plusieurs objectifs. Elle devait rassurer Eleonore sur les intentions d’Oswald, mais elle devait aussi lui rappeler qu’en milieu scolaire, la pitié n’existait pas. Et qu’importe si ce qu’il évoquait était factice, le britannique avait la conviction que des gens parlaient dans son dos, à elle, à lui, parce qu’il s’agissait ni plus ni moins que de la nature humaine. À la rigueur, cela n’était qu’un demi-mensonges, un récit inventé sur le tas, beaucoup trop banal pour être décelé.

« Pour être tout-à-fait honnête avec toi, c’est au détour de ces conversations que j’ai entendues parler de toi. Ma classe… est plutôt intolérante. Je n’ai pas voulu intervenir, le hasard fait qu’on se rencontre. Le karma, je suppose. »

Nouvelle déclaration à double-sens. Gabriel se dissociait ainsi immédiatement de la Guerre des Classes. A fortiori, ce garçon qui parlait beaucoup pouvait témoigner de sa bonne foi en sa maîtrise parfaite du langage des signes. Pourquoi cracherait-il sur sa propre classe s’il voulait la manipuler, sachant qu’elle pouvait le répéter à sa guise ?
Richardson saisissait les dimensions de la nature humaine, et ce fut pour cela qu’il ne se formalisa pas. Il reprit ses grands gestes, avec un sourire compatissant.

« Je suis gay moi. Du coup, dans les réactions des lecteurs, les gens ont tendance à salement me descendre, à me féminiser… Ce que les gens peuvent être stupides. » Il ancra son regard dans le sien, avec beaucoup de compassion. « Si tu te sens parfois mal à cause de ça, n’hésite pas à venir me voir. Je pense qu’on partage beaucoup de choses tous les deux. Ne trouves-tu pas amusant de parler tous les deux ce langage que personne ne comprendra jamais ? » Il eut un petit rire.

Il s’excusa brièvement de monopoliser la parole alors qu’ils se connaissaient à peine. « Je suis un peu hyperactif… » Fit-il la mine radieuse, quoiqu’un peu embarrassée.

Il n’avait toujours pas évoqué l’objet principal de sa visite. Mais après tout, c’est bien celui qui sait attendre qui voit le monde s’ouvrir devant lui, non ?