|| Bad Liar [PV: Selwyn]

“      Bad   Liar     ”

 Dan Jackson  

Minuscules. Dans ce monde, nous ne sommes tous que des êtres minuscules. De simples pantins, jouet d'un destin facétieux. Il nous offre le bonheur et nous le retire dès qu'il juge que l'on en a un peu trop profité. Une vie en dents de scie, avec des hauts et des bas, comme les vagues qui rident la surface d'une mer agitée. Avec nos mains, nos ongles ridicules et nos canines misérables, on mène un combat déjà vain. Pourtant, on ne faillit pas. On ne cesse de se relever, chasser la poussière pour repartir de plus belle! L'espoir fait vivre. Sans lui, je ne sais ce qu'on deviendrait. Des loques humaines, sans âme, qui errent dans des endroits lugubres. Je suis déjà perdue.

Selwyn a mal dormi, perturbée par les événements des derniers jours. Sa peau est violacée et encore plus livide que d’habitude. On pourrait presque voir par transparence à travers. Ses yeux sont vitreux, perdus dans la contemplation d’un monde inaccessible. Par automatisme, elle saisit les premières assiettes qui lui viennent et emportent son plateau sans y avoir jeté un coup d’œil. Son regard coule sur la salle du réfectoire, à la recherche de personne à éviter à tout prix. Elle pense d’abord à Drew. Anshu. Puis Benjamin parce qu’il la saoulerait avec ses questions, son sourire et sa bonne humeur alors qu’elle ressemble plutôt à un zombie. Elle rentre la tête dans ses épaules et avance sans se faire remarquer. Les tables sont quasiment toutes pleines. Elle ne veut pas croiser quelqu’un susceptible de la connaitre un minimum. Finalement, elle remarque une table peuplée d’un seul petit gars qui mange d’ailleurs à toute allure. Tant mieux, il lèvera le camp rapidement. Elle s’approche d’une démarche presque féline, comme une lionne fond sur sa proie.

«  - Je peux ? »

En fait, elle n’attend pas de réponse, c’est juste par politesse. Ainsi, elle pose son plateau en face de lui. Une place de décalage. Elle n’aime pas sentir le regard de la personne se poser sur elle tandis qu’elle est en train de manger. En fait, elle n’aime pas qu’on la regarde tout court. Dans un soupir, elle plante sa fourchette dans le tas de carottes râpées constituant son entrée. Même les légumes ont l’air joyeux, avec cette foutue couleur orange. Pratyēkajaṇa malā virud'dha āhē. – Tout le monde est contre moi. Son regard se porte sur son dessert : un éclair au chocolat ! Grimace. Elle n’aime vraiment pas ce truc. Mais vraiment pas. Dans un geste désespéré, elle saisit l’assiette et la fait glisser jusqu’au garçon.

«  - Tiens, cadeau. »

Ça tombe bien, il n’a justement pas de gâteau. Dommage dans un sens, il aurait pu lui passer le sien. Elle se renfrogne de nouveau sur son plateau, jouant avec les pauvres lamelles de carottes sans savoir si elle allait les manger ou non.

“      Bad   Liar     ”

 Dan Jackson  

Un cri d’enfant. Son regard se porte sur le garçon. Bien sûr que si, elle aime le chocolat, ce n’est pas un monstre tout de même. C’est juste cette préparation qui n’est pas bonne. Probablement du surgelé sorti tout droit d’un film plastique. Et son yaourt ne l’inspire pas davantage. La brune se redresse, remet une mèche derrière son oreille et lui répond calmement, fixant toujours son assiette.

«  -  Non, c’est bon. Mange, tu en as plus besoin que moi.  »

En effet, elle est plutôt surprise qu’il se contente d’une salade. À son âge, les garçons auraient plutôt tendance à vouloir dévorer une vache entière. Elle suppose qu’il a dans les quatorze ans, peut-être un peu plus. Son visage est encore rond, avec des reliefs encore enfantins. Des cheveux d’un blond soyeux, Des yeux deux perles de jade et une peau aussi nette que celle d’un nouveau-né. Les ravages de la puberté l’ont jusque-là épargné, qu’il en profite.

Son visage lilial pivote légèrement. Son regard de glace croise le sien. Pincement au cœur. Elle aurait tant voulu connaître cette innocence dans laquelle il semble se baigner. L’insouciance avec laquelle il affronte chaque jour que la vie lui offre. Il n’a pas été blessé. Écorché vif sur une pierre. Non, il reste un de ces gamins avec un destin extraordinaire. Peut-être que sa famille le soutient à chaque instant. Qu’il avance avec des amis et des parents prêts à le rattraper s’il venait à tomber. Selwyn envie cette escorte. Elle baisse les yeux, envahie par la tristesse et se remet à jouer avec la nourriture. Elle sait que ce n’est pas correct mais t’façon, plus personne ne viendra lui taper sur les doigts. Orpheline.

“      Bad   Liar     ”

 Dan Jackson  

Une bouchée. Le métal qui racle sur l’émail de ses dents alors qu’il se lance dans un discours beaucoup trop adulte pour lui. Discours qui a le don d’agacer la jeune fille. « Je n’en peux plus. » Quoi ? Il ne la connait pas. Elle ne lui a jamais adressé la parole si ce n’est quelques instants plus tôt.

Une sensation étrange nait dans ses entrailles. Comme un serpent fallacieux qui sillonne entre ses organes. Elle sent la colère. La chaleur envahir ses muscles. Soupir. Des souvenirs heureux ? Ils remontent tous à sa petite enfance. Ils sont comme l’écume dans les vagues. Flous. Sirupeux. Trop loin. Et malheureusement, ses souvenirs heureux font remonter une vague, non que dis-je, un tsunami de rancœur, d’amertume et de tristesse. Alors peut-être que les évènements tristes l’ont conduit ici mais elle reste encore et toujours enracinée dans une terre noire qui la retient prisonnière, une terre où tous ses efforts pour s’en sortir ne font que l’enfoncer davantage. Les gens commencent à s’intéresser à elle. À chercher à faire tomber ses défenses. Avant on la laissait en paix parce qu’ils étaient tous immatures et puisqu’elle était trop différente, on la laissait de côté. Mais depuis quelques temps, tout le monde lui tombait sur le coin du nez et s’amusait à l’attaquer.

«  -  Ravale ta pitié, tu me coupes l’appétit.  »

C’est probablement pour cette raison qu’elle lui a répondu aussi sèchement. Par un mécanisme impulsif d’autodéfense qu’elle ne sait pas contrôler. Elle a bien vu que ses mots avaient surement dépassés sa pensée ou voilà, qu’il était gêné or c’était trop tard. Selwyn est braquée, prête à cracher son venin à tort et à travers, à grogner comme le font les bêtes blessées lorsqu’un individu s’approche. Malgré les coups durs, elle est toujours debout. Malheureuse certes, mais fière.