L'ombre d'une étoile [PV]

Selwyn n’arrive plus à dormir depuis quelques jours. Cette phrase résonne en boucle dans sa tête: Drew est mort. Drew est mort. Drew est mort. Elle n’arrive plus à manger, à faire quoi que ce soit en fait et faiblit d’heures en heures. Son teint était plus livide que d’habitude, presque transparent, ses joues creuses et ses yeux rougis, brûlés par des larmes qui n’ont pas coulé. Parce qu’elle n’a pas pleuré. Son cœur s’est rétracté comme lorsqu’on met du sel sur une sangsue, rétracté jusqu’à ne plus être qu’un minuscule éclat de métal. Et cette phrase qui la torture est comme une flamme qui lèche ardemment son palpitant sans défense. Il n’arrive presque plus à battre, comme paralysé par les blessures que lui avaient infligées indirectement cet homme. Par son unique « je t’aime » murmuré au milieu de la violence et du sang. Selwyn étouffe, elle suffoque sous les coups portés par son absence. Elle sombre dans les abimes alors que les ténèbres l’enlacent amoureusement.

Dans un sursaut, elle ouvre la fenêtre de son cabanon et saute à travers. Elle s’écrase misérablement dans l’herbe. C’est comme la mort d’une étoile ; elle s’écroule sur elle-même avant d’exploser et de détruire tout  ce qui pouvait graviter aux alentours. Elle court, elle court afin de faire revenir la vie dans ses veines mais ce n’est que du sang noir et gluant qui traverse son organisme. Elle veut fuir ce monde stérile où la souffrance règne en dictatrice impitoyable. Et la jeune népalaise est sa proie favorite, son jouet, son esclave. Elle s’est terrée dans l’ombre pour ne la frapper que plus sournoisement ensuite. Selwyn trébuche, s’écorche la main mais se relève en titubant pour reprendre sa course. Elle ne peut pas abandonner, elle est trop près… Mais il y a cette écharde au niveau de son poumon droit, comme un dard imbibé de venin, jouant de la panique pour mieux tuer. Son cœur s’est minéralisé, tout est devenu pierre en ce jour funeste mais aujourd’hui, il commence à craqueler. Elle voudrait crier de tous ses poumons sous les assauts de la douleur mais elle reste muette. L’acide coule dans le reste de sa poitrine, brûle, irrite, consume. Dehors,  ce n’est qu’obscurité et chaos ; les nuages sont tellement bas qu’on se saurait dire s’il fait jour ou nuit. Éclair. Terreur. Mais elle ne peut pas s’arrêter. Elle fuit les autres, Salam’, tout ceux piégés dans la cage du malheur par sa faute. Seule, seule, SEULE, elle l’est de nouveau. Comme avant. Comme à son arrivée. Mais il n’y aura pas de Drew pour la sauver. Il  n’y a plus personne, personne, PERSONNE putain. Jared a choisi Sial, cette vulgaire photocopie. Pas si photocopie que ça  puisqu’elle a réussi à habiter le cœur de son camarade B. Et Jim ? Oh, son petit morceau de soleil a Ashley désormais. Elle voudrait être heureuse pour eux mais la douleur l’assaille. Par égoïsme, elle aurait aimé avoir cet homme ténébreux rien qu’à elle. Bien qu’elle sache depuis le début qu’il était un électron libre papillonnant de femme en femme en passant même par les hommes. Anshu avait refusé son aide…  Selwyn est seule et avec cette mission qu’elle s’était fixée qui lui enchaine les chevilles.

Elle n’arrive plus à respirer. Elle tombe à genou dans la boue. La pluie se déverse sur elle comme les pleurs du ciel. Dans sa bouche, le goût amer des regrets et celui métallique du sang. Suffoquant, elle rampe jusqu’au tronc d’un arbre. La pluie est glaciale mais elle boue à l’intérieur. La pression est trop forte, elle écrase tous ses organes. Tout est douloureux, presque incandescent. Elle calle son corps meurtri et fragile comme du verre contre l’écorce et ça y est. C’est le moment. L’étoile explose. Son cri se mêle au tonnerre qui claque comme un fouet. Elle se met à pleurer. Ses joues sont brûlées par le sel de ses larmes. Elles viennent se perdre au bord dans ses lèvres et inondent sa bouche entrouverte. Mais l’air refuse de s’y engouffrer. Ses poumons n’arrivent plus à se gonfler et tout autour devient plus  obscur. Son cœur s’est remis à battre, il se fracasse contre sa cage thoracique comme pour échapper au poing qui l’enserre. Elle ramène ses jambes contre sa poitrine comme pour le retenir au cas où il brise ses côtes et déchire les tissus. Elle panique et son pouvoir échappe à son contrôle. L’herbe dans un rayon d’un mètre autour d’elle est complètement morte, vidée de sa substance vitale. Elle finira surement par attaquer l’arbre. Si elle ne meurt pas avant.

Un hurlement. Elle ouvre légèrement les yeux et reconnait vaguement la silhouette de Salam’ à travers le voile humide qui couvre ses yeux. Que fait-il dehors sous cette pluie ? Formuler des pensées devient de plus en plus difficile. Esquisser le moindre mouvement devient difficile. Elle ne peut même plus ouvrir la bouche pour lui intimer de partir. Il n’y a que son diaphragme qui se contracte beaucoup trop vite. Elle se noie dans l’oxygène, quelle absurdité… Son cœur lacéré qui pompe le sang pour mieux l’éjecter hors des vaisseaux. Et les larmes qui coulent sans aucun moyen de les arrêter. Même garder les yeux ouverts devient une torture. Elle sent le froid l’envahir. Un froid macabre. Drew est mort, allons danser avec lui entre les tombes. Sa peau deviendra marbre, gracieuse et glacée. Elle sera statue au pied de cet arbre. Tuée par un amour qu’elle n’aura jamais avoué. Et à la place des yeux, deux morceaux d’opaline, deux éclats de ciel bleu où aura, autrefois, germé la tempête.

Éclair. Claquement du tonnerre et un souvenir vif comme l’acier qui la transperce. Ce soir-là au bar. L’oublier ou le suivre au fond du gouffre. Tu n’as pas réussi à l’en empêcher Selwyn…  Alors tu as décidé de sauter avec lui. Et maintenant, c’est la chute libre.

Le froid. Rien d’autre que le froid qui lui dévore la peau. Le vrombissement de la tempête à ses côtés. Le grondement sauvage du tonnerre. Et le noir, le noir des abysses devant ses paupières fermées. Le froid anesthésie. Le froid brûle. Le froid est douceur et douleur. Une seule lettre qui change entre les deux. Illustration parfaite de la si mince frontière entre les deux. L’eau ruissèle sur ses cheveux de jais. Elle pourrait devenir glace mais le corps de Selwyn a encore un peu de chaleur à gaspiller. Alors les gouttes glissent, se mêle à la masse qui imprègne déjà ses vêtements. Les larmes du ciel se nourrissent des battements de son cœur fatigué. Et les démons dansent, chantent, exultent. La belle s’éteint, lentement. Elle est les braises d’un feu autrefois vivifiant et dangereux. Et les braises meurent, se transformant en cendres soufflées par la bise glaciale.

Puis soudain, un poids sur ses épaules. Un poids bien différent de celui de son chagrin. Un poids qui n’est pas écrasant. Un poids qui se veut, au contraire, rassurant. Un poids bel et bien rattaché à la réalité. Les morsures du vent ont cessé or tout son corps irradie. Ses paupières desserrent leur étreinte, doucement. La lumière pourtant obscur lui brûle les rétines. Une silhouette qui se découpe à travers la grisaille du parc.

Chaleur. Son cœur fait un bond. Douloureux. Avant de s’écraser de nouveau dans le fond de sa poitrine. Mais le sommeil dans lequel s’était plongée sa conscience se dissipe lentement. Elle parvient maintenant à distinguer deux orbes d’un bleu glacé. Et une voix, un murmure dans le tourment de l’orage. Selwyn plane, complètement assommée par le froid. Ses lèvres sont teintées de violet, comme si elle avait mangé des myrtilles or, ce n’est absolument pas le cas. L’hypothermie, vicieuse et fourbe. Ses neurones sont comme givrés, tenter de les faire fonctionner est une torture. Alors elle reste amorphe face aux supplications de l’être devant elle. Elle voudrait parler mais les mots refusent de s’aligner dans son esprit. Elle tente de garder les yeux ouverts, de garder ce contact avec la réalité. Elle refuse de plonger à nouveau dans les ténèbres. Rassemblant ses forces, elle lutte contre leur étreinte, se concentrant sur ce contact au niveau de sa main. Les muscles, les nerfs qui s’éveillent. Pression.

C’est tout ce dont elle est capable.