risques et profits [PV Nexim]

risques et profits

« On y est, Nexim. »
Debout sur les marches de l'escalier en spirale qui mène au toit, Harriet redresse le menton. Ses cheveux flottent dans le vent, mollement, paresseusement. Ses yeux brillent d'une lueur espiègle au-dessus de ses pommettes rougies par l'effort. Sa respiration est silencieuse mais saccadée – brisée. Au-dessus d'elle, il y a le ciel d'hiver, cotonneux et pâle. En-dessous, il y a la Terre.
Le froid se glisse sous ses vêtements et l'angoisse s'insinue dans ses veines. Elle a le vertige pour un tas de raisons qui n'ont rien à voir avec la hauteur. Elle n'en laisse rien paraître – masque de scène.
« Prêt ? » demande-t-elle.
Elle s'humecte les lèvres et prend une profonde inspiration. L'excitation la fait vaciller dangereusement. Elle cligne des paupières une fois de trop.
« Tu es sûr ? » sourit-elle.
Alors tant pis.
Elle fait glisser sa chaussure vers le bord de la marche où elle se tient – et tout bascule. Au moment où elle semble sur le point de tomber, elle tend une main vers le col de chemise de Nexim, s'y agrippe et rapproche leur visage du même élan. Ses pieds ont abruptement dévalé les deux marches qui les séparaient, sa cheville commence à la lancer.
Elle l'ignore.
« Tu as maintenant deux choix Nexim. » murmure-t-elle. « Soit tu m'écoutes, soit tu me repousses. Mais avant que tu ne te décides, il faut que je te dise : je suis trop frêle et dans un équilibre trop précaire pour être sûre de me rattraper si tu essaies de te dégager. Je n'ai pas le pouvoir de calculer les probabilités, mais selon mon estimation personnelle, il y a 90% de chance que je tombe si tu fais un geste pour nous éloigner. Donc je reprends. »
Elle s'interrompt, lui souffle au visage puis sourit.
« Tu as maintenant deux choix Nexim. Soit tu m'écoutes, soit tu me balances dans le vide. »
Elle ressert les doigts autour de sa prise pour ne pas qu'il voit qu'ils tremblent.
« Je vais te faire une confidence. » Son souffle s'épuise. « Je n'ai pas non plus le pouvoir de voler. »
Et j'ai tellement la trouille que j'ai envie de vomir. Elle remplace le cri par le rire ; ses lèvres s’entrouvrent sur ce nouveau mensonge.
Pourquoi ? Comment ? Dans quel but ? Pour quelle fin ? Pose-lui la question Nexim. Répugne-toi. Révolte-toi. Sens sa respiration répondre à la tienne et son angoisse devenir ta sueur. Sens sa vie qui palpite au bout de ton bras. Sens-toi honoré.
Elle a décidé de faire un nœud du fil de vos destinées.

risques et profits

«J’espère que cela en vaut les risques encourus»

Elle a presque un sanglot de soulagement, les yeux fermés et le soupir aux lèvres. La tension dans ses muscles se relâche peu à peu alors qu'elle prend le temps de mieux le contempler. Elle ne sait pas pourquoi elle l'a choisi, lui. Elle n'est même pas sûre de l'avoir choisi. Dans sa tête elle ne fait pas de lui un élu mais un dommage collatéral – dans sa tête elle s'excuse. Elle s'apprête à poser sur ses épaules le poids de ses terreurs, et elle s'excuse parce qu'elle ne ressent aucun remord à cette idée. Elle s'excuse aussi parce qu'elle ne doute pas qu'il agira comme elle l'a prévu. Et surtout, surtout, parce qu'elle lui a menti quand elle a dit qu'elle lui laissait le choix.

« Ça n'en vaut jamais la peine. » répond-elle platoniquement.

Blabla inutile. Elle retarde le moment des aveux par lâcheté. Par frousse. Elle perd sa contenance à la dernière seconde mais c'était prévisible. Ce qu'elle réalise à cet instant, c'est l'aveu de faiblesse le plus insoutenable qu'elle ait jamais eu à faire.

« J'ai besoin de quelqu'un. » finit-elle par lâcher.

Puis elle s'emporte, la colère remplace la honte, sa voix monte plus haut dans les aigus et descend plus bas dans les graves.

« Il y a des limites à ce que l'on peut accomplir seul. Il y a des limites à ce que je peux accomplir seule. J'ai besoin de quelqu'un. »

Accrochée aux vêtements de Nexim, elle tente de retrouver un équilibre, du bout des pieds. Enfin de nouveau stable sur ses deux jambes, sa prise sur son col s'adoucit ; elle se donne un moment de réflexion puis finit par le libérer. Elle s’accroupit prudemment, tâtonne le sol et s'assoit sur une marche. Durant l'opération, son cœur s'est remis à battre de manière effrénée mais elle arrive à contenir la bouffée d'angoisse qui l'a gagnée. Seules ses joues rougissent.
Elle reste longtemps ainsi, immobile, silencieuse, crispée. Plongée dans ses propres limbes – son royaume d'ombres et de vanité. Si vous lui demandiez, à cette seconde précise, elle vous dirait qu'elle ne sait pas ce qu'elle fait. Elle vous dirait qu'elle ne l'a probablement jamais su. Elle vous dirait qu'elle préfère que ça se passe comme ça. Si elle ne contrôle pas ce qu'elle est, elle n'a aucune responsabilité à assumer.
Ce n'est pas vraiment elle qui a amené Nexim jusqu'ici. Ce n'est pas vraiment elle qui s'est mise en danger. Ce n'est pas vraiment elle qui l'a menacé. Ce n'est pas vraiment elle qui en a eu l'idée et ce n'est pas vraiment elle qui l'a appliquée.
Mais c'est faux. Harriet a le contrôle sur un peu près tout ce qui entre ou sort de son monde – le reste ne l'intéresse pas. C'est elle qui pose des questions à des gens qui n'ont aucune réponse. C'est elle qui les met au défi. C'est elle qui teste ses limites, teste celle des autres, teste les capacités de son cerveau à se détraquer. Jusqu'à quel point peut-elle tordre son esprit ? Jusqu'à quel point sa vision des choses est-elle biaisée ? Jusqu'à quel point se convainc-elle que ses cauchemars sont réels ?
C'est elle encore qui vient de croiser les jambes et sort une lime à ongles de la poche de sa veste. C'est une mauvaise manie qu'elle traîne depuis le collège. Une sorte de méthode anti-stress. Ça lui donne un air arrogant – elle adore ça.

« Ce que je viens de faire là... » Elle a un mouvement vague de la main. « Tu n'es pas la première victime. »

Elle fait glisser la lime le long de ses ongles.

« Mais le jeu était différent. Le jeu est toujours différent car la personne est différente. Il y a parfois des jeux qui conviennent à deux personnes mais c'est rare – c'est rare... Il me faut quelqu'un. Il me faut quelqu'un – tu comprends Nexim ? A un moment donné on a tous besoin de quelqu'un et mon tour est venu. Mon tour est venu. Ah. On dirait que j'agonise. J'agonise Nexim. Tu comprends ? »

Elle a un éclair de rage. Ses yeux s'enflamment, son corps se penche en avant, sa voix s'effile. Sa conscience vacille sur le fil du rasoir.

« Contrairement à ce que tu peux penser, je ne suis pas folle Nexim. Je suis même tout à fait correcte. Mais je deviendrais cinglée pour de vrai si je ne trouve personne pour m'arrêter. Je vais perdre pied si personne ne me pose de limites. Je n'arrive pas à trouver les miennes. »

Alors elle creuse, toujours plus profond. Elle creuse, elle va déterrer jusqu'aux racines de sa pensée mais il n'existe aucune morale à son image.

« Je ne suis même pas sûre que j'avais envie que tu me rattrapes tout à l'heure. Je ne suis même pas sûre d'en avoir pensé quelque chose. Sois gentil Nexim. Ne me laisse pas tomber. »

Je trouve au vertige quelque chose d'alléchant.