Un déjeuner entre amies [pv Judith]

Les cours de la matinée avaient été longs et ennuyeux comme jamais. J’avais trop l’esprit ailleurs pour m’intéresser à la vie de classe, déjà que je faisais tout pour ne pas être mise en avant, j’étais encore moins présente. Je passais de salle en salle en jetant dès que je le pouvais un regard vers la cour intérieure et le grand arbre sous lequel j’avais rendez-vous avec Judith. 

Au mot rendez-vous, je riais toute seule dans mon coin. C’était un peu fort comme terme, mais il était amusant de s’imaginer avoir un rendez-vous romantique avec les fleurs scintillantes et la musique d’ambiance, les bougies et tout comme dans les films ou les dessins animés. C’était ridicule mais amusant.

Quand enfin sonna l’heure du déjeuner je me précipitai au premier point de vente qui me tombait sous la main et achetai deux sandwiches, deux jambon-beurre, et deux cannettes de cola. C’était simple, et pas mauvais. Puis je me rendis dans la cour intérieure. A l’heure du déjeuner il y avait plus de monde que le matin mais c’était encore supportable. Je m’avançai jusque sous l’arbre et attendit debout, le sachet avec notre déjeuner tenu des deux mains devant moi. 

- Pourquoi tu manges seule ? Tu es si gentille, tu devrais avoir plein d'amis.

En voilà une bonne question. J'ouvre la bouche un instant sans rien dire, le regard animé de peu de choses. Je ne sais pas quoi lui répondre. Lui dire que je suis associable et que j'aime pas les gens ? Ce serait un demi mensonge. Dire que je n'aime pas la compagnie ? Demi mensonge. Dire que les gens ne veulent pas venir vers moi ? Mensonge. Je détourne le regard en fronçant les sourcils, je sais pas pourquoi en fait je mange seule, je m'en suis jamais préoccupée en fait. J'aime la solitude et la compagnie, donc tant qu'aucune des deux ne me dérange je ne m'interroge pas sur la présence ou l'absence de l'autre. D'instinct je me redresse. En fait, je prends toujours une pose particulière quand je m'apprête à parler de moi j'ai remarqué, qui est différente de celle que j'adopte quand on me pose une question importante à mes yeux me concernant, comme si je cherchais à mettre une barrière à quelque chose, ou que je voulais mettre une différence entre deux ambiances... Comme si parler de moi n'était pas une pièce qui devait faire partie de la réalité. Je ne crois pas savoir qui je suis. Je sais beaucoup de choses sur moi, ce que j'aime, ce que ça m'inspire, les raisons de mon fonctionnement, mais le moi qu'on voit en général est une extension des personnes que j'ai pu aimer. Peut-être ai-je eu un moment dans ma vie l'impression que je ne pouvais être aimée pour moi même, alors je me fiais à ce que j'aimais moi. Si je suis capable d'aimer une personne en face de moi, le reflet que j'offrirai d'elle à une autre personne sera aussi aimable. J'en sais rien. J'ignore comment je devrais être véritablement. Je sais que je veux faire des choses bien, et qu'on est ce nos actes montrent. La vraie personne que je suis doit être là dedans. Mais bien sûr, comme tout le monde je me trompe. Mais je m'écarte de sa question là. Pourquoi je suis seule alors qu'à ses yeux je suis gentille ? Je finis par tourner la tête vers elle en souriant tout bêtement, comme si sa question avait été simple pour moi. Je ne cherche pas vraiment là à cacher ma difficulté pour faire genre, c'est juste une manie que j'ai. J'ai pas envie de chercher d'où elle vient maintenant.

-Ben, je sais pas trop, je crois que la solitude comme la compagnie me vont, je veux dire, ça ne me gêne pas d'être seule, mais je suis aussi heureuse d'avoir de la compagnie. C'est juste que je ne la cherche pas vraiment, sans la refuser non plus.

Il faut que je rajoute quelque chose sinon je vais avoir l'air d'une personne détachée de tout, et Arya pourrait croire que je peux me passer de sa compagnie. Oui je le peux, mais je n'en n'ai pas l'envie. Je sais bien que je peux m'habituer à n'importe quelle absence, j'ai fait ça toute ma vie. Mais je ne veux blesser personne avec ce fonctionnement que j'ai et qui me sert de carapace. J'arrache machinalement quelques brindilles en les regardant. Dans sa spontanéité et sa naiveté, j'ai l'impression qu'Arya saura me toucher sans que je ne cherche à m'en défendre, même si ça risque de me remuer un peu. Je ne sais pas si je dois aimer cette sensation ou non. En fait, je me sens vulnérable face à tant de pureté que je vois en elle, et pourtant théoriquement elle semble me voir comme quelqu'un sur qui on peut s'appuyer, comme si elle n'était rien et que je faisais plus forte... Si ce que je pense est vrai, si tu savais combien tu trompes, Arya... J'ai l'air forte, on peut compter sur moi pour beaucoup de choses c'est vrai... Mais si tu savais combien je suis faible, au fonc... Quel paradoxe...

-Enfin je veux dire...

Bon, autant jouer cartes sur table au lieu de tourner autour du peau, j'ai rien à cacher de toute façon. Tant qu'elle ne me regarde jamais avec pitié ça m'ira très bien, et puis de cette manière elle s'ouvrira aussi un peu plus à moi, si je lui livre une partie des raisons de mes faiblesses.

-J'ai souvent été trimballée à droite à gauche sans pouvoir me poser vraiment nulle part, donc les amis de longue date je sais pas c'que c'est, j'ai toujours du faire en sorte de m'adapter à tout les lieux que j'ai pu visiter, donc la solitude a fini par me connaitre à force... Je sais me faire des amis, mais toujours avec la perspective de les perdre, donc être seule ne m'embête pas, je ne m'en préoccupe plus en fait... J'aime la compagnie parce que les bons moments qu'on peut passer avec une personne comme on le fait maintenant sont uniques et irremplaçables, mais je n'ai rien contre la solitude non plus, à petite dose.

Je sais pas si je me suis bien faite comprendre en fait... C'est pas très clair pour moi déjà, donc le faire comprendre à quelqu'un d'autre c'est quand même un peu compliqué...

Il y eut un blanc après ma question. Judith ouvrit la bouche pour parler mais ne dit rien. Puis elle se releva et l'air sembla s'alourdir, l'ambiance devenait sérieuse. Je crus tout de même que Judith n'allait pas me répondre. J'allais ouvrir la bouche pour me rétracter et retirer ma question idiote quand enfin elle répondit.

Pas besoin d'aller plus loin, tu sais ? Pouvoir être ainsi était déjà beaucoup. Peu de gens supportaient la solitude. J'étais déjà de tout coeur avec elle avec une réponse pareil, mais elle développa un peu plus. Et je l'écoutais.

Ce n'était plus quelques étoiles que je devais avoir dans les yeux en la regardant, mais toute une galaxie. Judith ! Non mais Judith quoi ! Dans certains films il y aurait eu plein de bulles de lumière, de fleurs, de paillettes ou je ne sais quoi en arrière fond. Puis je fermais les yeux un instant, et plongeai dans mon passé, sérieusement, me balançant doucement d'avant en arrière.

En même temps je n'avais pas eu le choix. Tante Ann refusait de me laisser aller en ville. Et puis, les rumeurs et les commérages dans ma ville natale avaient tué la relation que j'avais avec mes amis, aucun d'eux n'avait plus voulu de moi après l'accident. J'étais un monstre pour eux, une abomination de la nature. J'arrachais soudainement une poignée d'herbe pour aussitôt la lâcher. Je m'en voulais. Mes yeux devinrent humides, comme à chaque fois que j'y pensais. Je m'en voulais d'avoir fait tant de mal à ma famille. Je reniflai et détournai la tête, mes yeux tombant sur un groupe d'élève un peu plus loin. Cela me serra le coeur. 

-Avant le déclenchement de mes pouvoirs, je n'avais jamais quitté ma ville de naissance, je faisais partie de la même bande d'amis depuis toujours. Puis quand mes pouvoirs sont apparus, j'ai du quitté la maison. Je n'ai plus eu d'amis comme ça du jour au lendemain. Cela a été dure, mais je me suis faite à la solitude.

Je tourne la tête vers Arya. Effectivement, ça a du être compliqué. J'imagine assez bien la déchirure qu'elle a du avoir au coeur à ce moment là. Elle a tout perdu du jour au lendemain à cause de ses pouvoirs... Je baisse les yeux, ayant la gorge nouée rien que d'imaginer. Tu m'étonnes qu'elle les déteste... C'est pour ça qu'elle a pleuré hier quand je lui ai dit que ses pouvoirs étaient un don... Un don qui lui a tout enlevé, tu parles d'un don... A sa place, je les détesterais aussi. Faite à la solitude que tu dis... Les larmes me montent aux yeux à moi aussi, comme je comprends pourquoi elle pleure... T'y a été forcée ouais, tu t'es forcée toi même... J'ai l'impression que mon ventre se tord. Cette déception, cette sensation d'avoir été si brusquement abandonnée... J'ai envie de pleurer, tellement... Parce que j'la connais cette sensation, je sais combien j'en ai souffert, et pourtant face à sa situation ma souffrance était tellement minime...

- Je pourrais plus être comme eux tu vois... aussi joyeuse, excentrique, innocente... inconséquente. Ce serait trop dangereux... pour ceux qui seraient avec moi...

Arrête... Arrête... Ces mots, je les connais... Pas pour la même raison que toi, mais je les connais. Je connais cette frustration, cette impression d'être de trop quand je me montre telle que je suis... Je tourne la tête vers Arya, sans pour autant la regarder. J'ai peur de pleurer si je croise son regard. Je refuse de pleurer. Je dois être forte, je me suis promis de faire en sorte qu'elle s'épanouisse... Je m'approche un peu d'Arya, en me mettant à genoux, et ravale mes larmes pour plonger mon regard dans le sien avec un sourire, un simple sourire. Je ne sais pas ce qu'il signifie, je sais juste que je souris.

-Arya... Je ne sais pas comment se sont déclenchés tes pouvoirs, mais ça a du être violent pour te faire subir une coupure si brutale, et maintenant je comprends mieux pourquoi j'ai l'impression que tu te vois comme un danger... Mais je veux que tu saches que tu peux être comme ceux que tu regardes. Et je vais t'aider à te le faire comprendre, mais je veux juste que tu me promettes quelque chose...

Je me sens chamboulée. J'me sens si proche d'elle d'un coup, mais j'ai si mal. Je sais pas si j'aime cette douleur ou non, je l'aime parce qu'elle me rapproche d'Arya, mais elle m'empêche de garder la tête froide et être méthodique dans mes explications. Je lui montre mes doigts brûlés qui ont suscité beaucoup de questions aujourd'hui, auxquelles je n'ai pas répondu.

-Même si ce genre de chose arrive de nouveau Arya, je ne veux pas que tu me fuies.

Je ramène ma main à moi pour la regarder, le regard un peu vide. Mes doigts seront là pour me rappeler cette promesse que je me suis faite. Je me sens mélancolique, d'un coup. Pourquoi Arya arrive-t-elle à m'atteindre avec tant de facilité ? Pourquoi ai-je tant envie de m'accrocher à elle alors que je ne la connais que depuis hier ? Est-ce pour elle vraiment ou pour moi que je veux qu'elle se sente mieux ?... C'est pour ma satisfaction personnelle ?... Et elle disait que je suis gentille... Non Arya, si tu savais combien je suis pourrie de l'intérieur en vérité, ma gentillesse est tellement fourbe... Comme si je cherchais à me prouver que je suis forte et que je suis quelqu'un de bien... Ma gentillesse n'est pas si désintéressée que je le voudrais...

-... J'ai pas envie de te perdre à cause d'un accident...

Mais qu'est-ce qui me prends de dire des trucs pareils, j'en dis jamais ! Je sais pas dire les choses que je ressens normalement... Je relève la tête vers Arya, le regard assez sérieux et déterminé. J'ai tellement de choses à lui dire, tellement de choses à lui apprendre... Par où je pourrais commencer ?... Peut-être que si elle voit qu'elle peut être "normale" avec moi elle pourra être plus confiante avec les autres... Je lui présenterai des connaissances que j'me ferai, j'ai plein de solutions en tête... Chaque chose en son temps... Ca fait un peu nombriliste de dire que j'vais être une sorte de test pour elle, mais bon, là j'imagine que j'ai pas trop le choix donc je ne culpabilise pas de penser de cette manière.

-Quoi qu'il arrive, j'veux être ton amie, donc même si un jour y a un accident, ça arrivera, ne culpabilise pas... Ce sera pas grave... D'accord ?

Je sais qu'Arya culpabilisera, mais je veux juste qu'elle ne me fuie pas comme hier. Si elle me fuie je pourrai plus l'aider, et c'est pas ce que je veux. Donc quitte à me faire parfois cramer la gueule j'm'en fous, j'veux qu'elle arrive à stabiliser ses émotions, qu'importe le temps que ça prendra. Je finis par sourire gentiment à Arya, essayant d'adopter un regard assez doux.

-Je sais que tu arriveras à être comme eux, il faut juste que tu réapprennes à être avec du monde, et pas seule comme tu as eu l'habitude de l'être... Et j'serai là pour t'empêcher de rester seule.