Shit.Il fallait pas me pourir mon samedi.
Je crois que je n’ai jamais dit à quel point j’aimais le samedi. Du moins, je ne l’ai pas assez dit. Je ne dis jamais assez à quel point j’adore le samedi. Il ne faut pas croire que parce qu’on est profs, et qu’on aime son métier –le répétez pas, hein, pas trop fort en tout cas, il faut que les bébés trolls que sont mes élèves restent persuadés que je me fiche complètement de leur modeste personne- on juge que l’on a trop de jours de congé. Que nenni, on est aussi content que n’importe qui quand vient le moment de ne RIEN faire, d’avoir enfin la paix.
Parce que s’il y a des élèves sympas, bla bla bla, il y en a d’autres, à Prismver comme ailleurs –pire qu’ailleurs, même…- qui représentent vraiment le cauchemar de l’enseignant. J’en sais quelque chose, surtout que je viens de D, et qu’à part en langues étrangères, je ne glandais vraiment RIEN de ma vie. Je devais être un genre de cauchemar pour les profs aussi. Même si je faisais le minimum d’effort syndical pour les respecter et ne pas mettre –trop- le bazar en classe. Ca doit être ce qui sépare les D des E. Les E sont la classe à laquelle il est plus compliqué de faire cours, que ce soit en raison du nombre sporadique d’élèves présents ou du niveau de concentration anormalement faible desdits élèves. Et il faut que ce soit mon dernier cours avant de prendre mes deux jours de congés hebdomadaire –et on ne peut plus mérités, si on me demande mon avis.
Bref, tout ça pour dire que j’adoooore vraiment le samedi. C’est le week-end, mieux, le DEBUT du week-end, un moment plein de possibilités. On peut se dire "aujourd’hui je fais rien, et le mieux, c’est que demain… NON PLUS !".
Alors pourquoi, aujourd’hui on est samedi, et je ne me dis pas cela ? Hein ?
J’adore le samedi et je hais Marwin Jefferson. Je hais Marwin Jefferson parce qu’il me pourrit mon samedi.
Je ne devrais pas être en train d’ôter tous les CDs des étagères de la salle de musique pour les poser avec un petit sourire narquois sur une table un peu plus loin. Je ne devrais pas être en train d’attendre ce crétin, qui est supposé arriver incessamment sous peu ici. Je ne devrais pas avoir une belle cravate noire, je ne devrais pas porter une belle chemise blanche, je ne devrais pas être bien habillé en fait. Je devrais être chez moi, en pyjama, à faire ce que je fais le mieux ; RIEN. J’ai emprunté des bouquins en turc, je devrais être en train de les lire. J’ai un film en Danois, je devrais être en train de glisser le disque dans le lecteur DVD.
C’est pas dans mes habitudes de donner des heures de colle aux élèves. Ca me punit autant qu’eux, alors je préfère éviter. Mais c’est la dernière chose que j’ai trouvé à faire avec ce crétin de Jefferson. J’ai eu beau lui balancer une tonne d’éponges en travers de la tronche, rien n’y a fait. Toujours aussi insolent, toujours aussi inutile, toujours aussi tout-ce-que-je-déteste. Il m’énerve, il me tape sur le système, c’est indéniable. Ce mec est une loque comme j’en ai rarement vu. Et pourtant, il a des origines allemandes, on pourrait penser que la matière que j’enseigne ferait remonter sa moyenne sans effort. Mais non, même pas.
Et pour ceux qui pensent qu’entre la haine et l’amour il n’y a qu’un pas, je vous arrête de suite. Je n’ai jamais entendu de telles conneries. Je ne peux pas saquer ce mec, rien que sa vue m’insupporte. Rien qu’à m’imaginer… Brrrrh, j’en ai envie de gerber. C’est sûrement la même pour lui, d’ailleurs. Tant mieux, au moins comme ça, tout est clair.
J’ai cherché longtemps par quel moyen je pourrais lui rendre ces deux heures de colle absolument insupportables, comment lui pourrir la vie au possible. Récurer les toilettes étant une option déjà usitée par Oksana –Oksanaaaaaaaaaa, niiiiiiih, keupiiiiiiine- j’ai cherché autre chose. Genre, faire de Marwin le larbin des A, en nettoyant leur étage et en leur servant du thé. Humiliant, comme truc. Sauf que Marwin Jefferson qui fait le ménage, j’ai préféré ne même pas tenter d’imaginer. S’il est aussi incapable pour ça que pour tout le reste, c’aurait été une surcharge pour les adultes qui se chargent du nettoyage en temps normal, et ça, c’est vraiment pas cool. J’ai pensé à ce qu’il fallait que je fasse ce week-end, et que ces fichues heures de colle m’empêcheraient de réaliser. Ranger ma chambre –oui, comme les gosses-, cirer mes chaussures –non, je blague, vous me voyez cirer des baskets en toile (pour ne pas dire de marque) ou des Rangers ?- nettoyer la salle de bain –c’est mon tour cette semaine-, trier mes DVDs -aucun commentaire.
J’aurais vraiment adoré prendre Marwin pour mon esclave et lui demander de faire tout ça à ma place, je pense qu’il s’en serait pas remis, mais le laisser entrer dans mon studio… Trop risqué. On ne savait pas quel genre de conneries il était capable d'y faire, ce crétin. Et pour une fois dans ma vie –cela mérite d’être souligné- j’ai eu un éclair de génie. Cette nuit, à 00h13 exactement.
Marwin allait effectuer une tache aussi longue, qu’inutile, qu’agaçante. Il allait trier les CDs de la salle de musique. Evidemment, ils étaient déjà triés à la base, mais je m’étais fait un plaisir de tout enlever pour les mettre en piles bordéliques sur la table. Qu’il allait s’amuser le petit E…
Et s’il n’obtempérait pas, je me débrouillerais pour le faire virer. Ce serait débarrasser Prismver d’un grand poids. Je pense que tout le monde m’en serait reconnaissant. Et au pire, je m’en serais reconnaissant à moi-même, voilà qui était amplement suffisant.
Avec un petit sourire satisfait de ma propre mesquinerie, je m’assis sur le peu de place libre qui restait sous la petite table quasiment recouverte de disques, et me servit une gorgée de vodka pour me récompenser de mon travail- et de ma brillante idée au passage, hu hu hu, je suis trop fort pour faire chier mes élèves, je m’aime. D'ailleurs, j'ai fait un truc que je ne fais JAMAIS, avec la vodka. J'ai galéré pour la mettre dans une bouteille d'eau en plastique. D'aillleurs, comme on n'a pas d'entonnoir au studio, j'en ai mis plein à côté. Heureusement qu'Oksana était pas là, elle m'aurait sans doute frappé... Non, je blague (enfin, pas tant que ça). Bref, ma vodka était dans une lamentable bouteille en plastique. Le but du subterfuge? Faire croire que c'était de l'eau, tout simplement. Sinon, je risquais de me faire piquer ma bouteille. Ou pire. Je connaissais le pouvoir de Marwin, et même s'il ne le savait pas, il était dangereux pour moi. Alors il valait mieux que je n'attire pas trop son attention sur MON alcool.
Et j’attendais que ce sale gosse se décide à arriver. Parce que –je regardais ma montre- son heure de colle commençait… Six, cinq, quatre, trois, deux, un... MAINTENANT.