Nada soy ▬ Ft C. Peggy-Grace Jobs

Alors que tout le monde vient de fêter Halloween, tu déambules en dehors du pensionnat. Ce n'est pas que ça ne t'intéresse pas, mais cette année était la première loin de ton pays et cette fête a une réelle importance chez toi. Tu te souviens de ton enfance lorsque tes parents t'apprenaient à partager la nourriture avec les âmes des défunts, tout ça prenait un réel sens. Ici, tu as l'impression que les gens cherchent simplement à se faire peur et se goinfrer de bonbons. Tu te sens morose, et malgré le temps gris qui s'installe progressivement sur l'île, tu sais ce qu'il te faut pour te changer les idées.

Tu avais attrapé un sac à dos et avait fourré dedans des offrandes. Couvert de ton fidèle poncho et de ton bonnet, tu avais entrepris d'aller faire un tour en dehors du pensionnat. Et te voilà maintenant, à la recherche d'un lieu dont on t'avait souvent parlé depuis que tu étais arrivé. Un lieu à la beauté surprenante et imprégné de mystère. En effet, tu as entendu l'histoire d'une jeune fille se jetant du haut des falaises. Il paraît que parfois, son fantôme erre dans le coin. Tu ne sais pas vraiment si tu crois à ce genre de fables, mais ça te plaît aujourd'hui.

Tu t'éloignes de la vie urbaine, de tous ces gens qui fourmillent partout, de toute cette fête qui te paraît dénaturée. Tu grimpes petit à petit, et c'est ça qui te plaît. Ça ne te procure pas la même sensation que lorsque tu escaladais la Cordillère des Andes, mais c'est toujours mieux que rien. Tu fais le vide dans ta tête, tu arrêtes de penser à ces derniers mois qui ont changé ta vie de manière radicale. Tu arrêtes de penser à l'apprentissage de l'anglais qui c'était avéré inutile puisque tu aurais pu prendre un cookie magique tout de suite, tu arrêtes de penser à la difficulté que tu éprouves parfois pour t'intégrer, pour t'accoutumer à cette nouvelle culture. Focus sur le paysage, l'air pur, tes traditions, cette histoire mystique de fantôme. Focus sur ce que ton cœur te dit, sur ce que ta famille doit être en train de faire.

Tu grimpes, tu grimpes. Et lorsque tu arrives en haut de la falaise, tu repères un endroit isolé et tu t'assois. Tu te retrouves alors face au vide, avec une vue imprenable sur la forêt qui s'étend partout autour de toi. Tu respires et profite du silence pendant cinq minutes, tu ne penses plus à rien. Puis, comme sortant d'un rêve, tu recommences à bouger. Tu ouvres ton sac à dos sereinement, tu sors les offrandes au préalable préparées. Tu les poses devant toi, et tu rends hommage à ta manière à cette fête. Toujours sans un mot, tu penses à cette jeune femme morte, tu penses à tous ceux qui sont partis. La mort n'est pas une fin, ce n'est que le début d'un nouveau cycle. La mort n'est pas triste, la vision européenne la dramatise bien trop. Bien sûr, tu as peur de mourir comme tout le monde. Mais tu sais que lorsque tu ne seras plus, tu veux qu'on soit heureux pour toi. Pas question de verser des larmes.

Pendant que tu penses, pendant que tu rends hommage, pendant que tu commémore les morts à ta façon, pendant que tu fais face à une infinité d'arbres dans un silence réconfortant, pendant tout ça.. Tu fais abstraction à tout le reste. Tu n'entends pas cette fille qui arrive. Pas encore.

Alors que t'étais plongé à fond dans ton truc, tu as entendu sa voix s'élever derrière toi. Tu n'as pas sursauté mais c'en était pas loin, tu te retournes vivement pour voir qui te parle. « C'est pour quelqu'un tout ça ? Moi j'ai que ça. » La voix féminine appartient à une touffe de dreads roses qui te brandit un pétard. Tu la jauges rapidement du regard, tu ne sais pas vraiment quoi répondre. Tu pourrais toujours essayer de lui expliquer que dans ton pays, les coutumes sont bien différentes d'ici, et que tu ne commémore pas une seule personne mais plutôt tous les défunts. Tu pourrais aussi lui dire tu ne trouves pas que ce soit vraiment une excellente manière de se défoncer pour rendre hommage, mais après tout chacun se rappelle à sa manière. Tu n'as pas ton mot à dire sur les coutumes des uns et des autres. Tu ne connais pas son histoire, tu ne sais pas ce que ça représente pour elle. Finalement, tu commences à lui répondre.

« Dans mon pays on célèbre tous les morts, pas seulement les nôtres.  »

Machinalement tu lui fais signe de prendre place à côté de toi, cette fille t'intrigue. Tu n'as pas le souvenir de l'avoir croisée depuis ton arrivée, sinon tu t'en serais sûrement souvenu. Physiquement, elle n'est pas du genre qu'on oublie facilement. Et caractériellement, elle a aussi l'air spéciale. Pas dans le sens péjoratif du terme, mais spéciale, par rapport aux autres. Il y a quelque chose de peu commun qui se dégage d'elle. Tu la regarde allumer son joint et certaines images te reviennent à l'esprit, des mauvaises. Tu revois en un éclair les nuits passées dans la rue à vendre cette merde, et tu revois surtout ton dealer te tomber dessus quand il a vu que tu voulais partir. Saleté de pouvoir, si tu le contrôlais tu n'aurais jamais eu ces ennuis.

Elle te tire de ses pensées en te demandant de lui donner un coup de main. Tu ne comprends pas vraiment ce qu'elle attend de toi, ses mots sont confus. Tu souris parce qu'elle t'amuse, elle a quelque chose d'attachant. Elle a l'air de vivre pleinement sans vraiment se soucier des autres, ou du moins c'est l'impression qu'elle te donne. Pour lui montrer ta perplexité face à sa demande, tu penches légèrement la tête sur le côté et hausse un sourcil interrogateur.

« Excuse-moi mais.. Qu'est-ce que tu me demandes, au juste ? »

Tu pourrais lui expliquer que tu ne fais que respirer l'air pur, mais tu n'as pas envie qu'elle se sente bête. Tu ne fais rien de spécial, tu ne fais que penser et perpétuer la mémoire des défunts et des êtres chers. Est-ce qu'on peut vraiment enseigner ça à quelqu'un ? Ton regard se posent sur les offrandes étalées devant toi. Il y a des douceurs péruviennes que tu as pris le temps de cuisiner, une couronne de fleur, deux bougies, et une petite coupelle dans laquelle tu as versé de l'eau. Tu aurais dû déposer ça dans la nuit si tu avais voulu suivre à la lettre la tradition péruvienne, mais connaissant mal les lieux, tu n'avais pas voulu tenter l'exploit d'explorer dans le noir. Tu ne possèdes aucune photo, mais si tu en avais elles seraient ici aussi. L'important est de se rappeler. Profiter de ce jour pour fêter la vie et non la mort. Tu jettes un coup d’œil à la fille et entreprend de lui en apprendre un peu plus sur ce que tu fais, si c'est bien ce qu'elle souhaitait que tu lui enseignes. Tu lui désignes du doigt les offrandes.

« Ce que tu vois devant moi, c'est ce que les âmes des défunts vont venir chercher. Il faut que ça leur rappelle de bons souvenirs, je le laisserai là en partant. Et puis nous, ça nous permet de nous rappeler d'eux. Et d'honorer la vie, à travers la mémoire de ceux qui ne sont plus. »

Tu ne sais pas si elle comprendra, mais ce n'est pas ce qui te préoccupe. Ton attention se recentre devant les présents laissés à tes pieds, tu regardes loin devant toi, la nature, le ciel et tout le reste.

Tu sens son regard sur toi pendant qu'elle fume tranquillement son herbe. Tu lui rends, vous vous fixez sans rien dire pendant quelques minutes. Tu lui souris discrètement, comme si c'était un secret entre elle et toi. Puis, elle détourne ses yeux vers l'horizon et tu fais de même. Rapidement, elle essaye d'éclairer ce qu'elle veut.

« J'suppose que je cherche une petite aide, peut-être juste une épaule, mais ce que tu fais, ça a l'air... Adapté. Pas comme ça. »

Elle me montre le joint puis continue de tirer dessus. Pendant que tu lui expliques pourquoi tu fais tout ça, elle prend place au milieu des offrandes. Tu grimaces en silence, parce que normalement on ne fait pas ça. Mais elle ne sait pas, quoique ça ne viendrait pas à l'esprit en toute logique. Enfin après tout tu ne sais pas vraiment comment se comportent les gens, ici. Toujours en douceur, tu lui demandes de se déplacer.

« Est-ce que tu voudrais bien venir plutôt par là, s'il te plaît..? »

Tu tapotes la pierre à côté de toi, et non au milieu de ce que tu as préparé.

« Et puis tu sais, chacun commémore à sa façon. Si tu le fais comme ça, c'est que ça a sans doute une signification pour toi. Le plus important ce n'est pas comment on le fait, mais qu'on perpétue la mémoire. »

Et puis elle te pose plein de questions, elle essaye de comprendre. Elle est mignonne, on dirait presque une enfant. Tu ne peux t'empêcher de sourire attendri devant cette scène. Tu cherches tes mots pour lui répondre le mieux possible, et elle te sort de ta réflexion en te tendant le pétard. Tu ne t'y attendais pas, ton regard se plante dans le sien. Tu ne sais pas vraiment si c'est une bonne idée.. Ça fait longtemps. Et tu ne commémores pas comme ça, toi. Mais tu sens que ce n'est pas une proposition, que c'est acquis pour elle. Tu saisis ce que ses doigts t'offrent, et tes yeux rencontrent les siens. Alors, tu sens que ton pouvoir s'active et tu essayes de résister, mais tu n'y peux rien et c'est rageant. Tu sais ce que tu lui envoies. Tu lui transmets les mois passés dans la rue à vendre de la drogue, tu lui transmets le dealer qui te menace violemment, tu lui transmets ta fuite. Puis plus rien.

Tu baisses les yeux en soupirant et tu décides de faire comme si de rien n'était. Peut-être qu'avec un peu de chance elle ne dira rien. Pour passer à autre chose et espérant qu'elle fera de même, tu réponds à ses questions, posées au préalable.

« Je ne sais pas s'ils viennent vraiment, personne ne les voit jamais. D'habitude, on laisse les offrandes la nuit pour qu'ils puissent en profiter sereinement. C'est censé leur plaire parce que ce sont des choses de chez nous, qu'on se transmet de génération en génération. C'est un rituel que personne n'ignore, si tu préfères. »

Tu fais une pause, car tu ne sais pas trop quoi répondre à sa dernière interrogation. Et pourtant tu sais qu'il faut continuer de noyer ce qu'elle a vu, il te faut encore parler si tu veux augmenter tes chances de ne pas revenir sur le sujet. Tu lui souris à la fois gêné pour ce qui vient de se passer et attendri de ses questions posées de manière presque infantiles.

« Pour être honnête, je ne pense pas qu'ils viennent réellement. Leur corps non, en tout cas. Mais leur âme se délecte de voir qu'on pense encore à eux, qu'on leur prépare ces offrandes. La quantité ne doit pas vraiment les inquiéter. »

Tu viens de finir ton explication, jusqu'à la prochaine. Tu retrouves le silence et tire sur l'herbe, en attendant de voir comment va réagir la tignasse rose. Si les réponses vont la satisfaire. Et comment elle va vivre cette intrusion de tes pensées dans son esprit. Sérieux, ce pouvoir craint. Ou plutôt, le manque de contrôle que tu en as. Il pourrait être chouette si tu pouvais choisir à qui, quand, et ce que tu envoies.