Purple & Grey • PV

- J’sais pas si c’est bizarre mais c’est réciproque.

Sans m’en rendre compte, je me mordille la lèvre inférieure. Ce n’est peut-être pas bizarre, mais cela reste étrange d’être aussi à l’aise avec un presque inconnu.

- J’aimerai bien voir cet endroit. Maintenant. Tu m’rends curieux.

Mes paupières se lèvent sur la silhouette sèche de Drew. Je l’observe calmement, mais ne tente pas de jauger pour autant. Il possède une aura particulière à bien y regarder. Est-ce que c’est ce qu’on appelle charisme ? De me connaissances, je dirais que John en a aussi énormément, mais pour Drew, cela reste différent. Inexplicable. Tout comme le fait que je me lève pour me planter devant lui après avoir hésité peut-être une minute ou deux.

- Okay, mais je te préviens… ça n’a rien de beau, de très fun, amusant ou tout ce qu’on veut. C’est plutôt l’inverse à vrai dire. Mais c’est mon refuge pour l’instant. Imbriqué dans un autre plus grand qui a la forme d’une île perdue.

Je lui demande si il est à nouveau prêt pour la téléportation en lui assurant que ça secouera moins cette fois-ci. Mais il est hors de question qu’on y aille à pied. Cela reste mon spot secret. Et puis de toute façon, outre le fait que ce soit à l’autre bout d’ici, j’ai bien veillé à ce que personne ne puisse y entrer depuis l’extérieur. Mes mains finissent une nouvelle fois sur le torse de Drew. Je ferme les yeux. Elles descendent sur ses avant-bras tandis que je visualise notre destination. Je le préviens d’un simple “here we go” et l’instant suivant, nous voilà ailleurs.

Une pièce rectangulaire, pas très grande. Une dizaine de mètres carré à tout casser. Sol et murs en béton brut. En un coup d’oeil on devine qu’on est dans un bâtiment industriel, certainement désaffecté. Si Drew fait attention aux sons environnants, il notera l’activité du port. Deux portes forment presque l’un des angles. Il y a celle que j’ai condamné et l’autre que l’on passera un peu plus tard. Pour l’instant je laisse l’apprenti professeur de musique observé les documents épinglés aux murs. Deux pans sont recouverts de notes, cartes, post-its et photos en tous genres. Tout cela concerne mon grand-frère disparu. Toutes mes recherches. Toutes mes avancées. Toutes mes impasses. Toutes mes interrogations.
Par terre dans l’un des coins de la pièce : mon matelas de fortune sur lequel je m’affale à mon retour de mes week-ends épuisants. Mon sac d’affaires de rechange est juste à côté avec une glacière et de quoi me ravitailler. Ici, c’est un peu mon QG avant de partir faire un “métier” qui ne sera jamais le mien, mais aussi mon sas de décompression. Et c’est triste de se dire que toute la vie de mon frère est suspendue sur deux murs, autant qu’elle est purement et simplement mise en suspend. Ironique. Mon coeur se serre violemment alors je me détourne vers le coin le plus lumineux de la pièce.

Je ne suis pas croyante malgré l’éducation que j’ai pu avoir. Mais je ne sais pas… ce simple geste d’allumer une bougie sous la photo de mon frère me permet de rester focalisée. Alors je refais pour la centième fois au moins les mêmes gestes. Je détache mes cheveux en m’accroupissant, j’embrasse mes doigts qui échouent sur le visage photographié de mon frère accroché juste-là. Puis j’allume mon espoir et fixe la flamme avec la volonté de la stopper. Qu’elle ne vacille plus.

Après quelques longues secondes silencieuses qui sont peut-être devenues des minutes, j’ai relevé le visage vers Drew et j’ai haussé les épaules.

- J’t’avais dit que ça n’aurait rien de drôle. Mon visage revient vers ce visage disparu. Focused. Et c’est pour ça que je n’ai encore jamais montré cet endroit à personne. Je ne veux pas qu’on ait pitié ou qu’on compatisse pour moi.

J’inspire profondément. Mains sur les cuisses, les muscles dans mes chevilles se mettent en marche, mes genoux s’étendent, je me dresse. Un regard dans le sien. Je n’attends pas de réaction particulière, de soutien, d’effusion de sentiments quelconques. C’est juste qu’ici, cela résume plutôt bien mon univers en ce moment. Je ne voulais pas mentir alors que je vois cette rencontre -la nôtre- comme une nouveauté pour laquelle j’ai besoin de faire place nette. Je dévoile toutes mes cartes sans pudeur. Ça sera à prendre ou à laisser.

- Quelle heure il est ? Un coup d’oeil sur le premier écran nous donnant la réponse plus tard, je souris finement. Ça va arriver. Viens.

Je me tourne pour ouvrir la porte et passer dans la pièce d’à côté avec le brun sur les talons. Les proportions des lieux sont les mêmes, sauf qu’ici, c’est clairement une salle de machinerie. Il y a des grilles en métal au plafond et au sol qui révèle d’autres parois plus lointaines. De nouveau face-à-face, une toute nouvelle espièglerie vient picoter le fond de mes yeux vert clair.

- Si t’as un fardeau à alléger pour quelques secondes, c’est le meilleur endroit. Accroche-toi.

Un lourd bruit mécanique retentit. Avec l’écho, difficile de dire d’où il provient, mais quelque chose s’enclenche, c’est certain. Et d’un coup d’un seul, une ventilation énorme s’actionne sous nos pieds. La sensation qu’on pourrait décoller à n’importe quel moment est inévitable. Les pans de vestes qui pendaient sont maintenant levés et plaqués contre nous. Je ne parle pas de mes cheveux qui sont sûrement dressés au-dessus de ma tête. Il y a une telle force, une telle pousée qu’on en sent même l’effet sur la peau du visage. L’oeil pétillant, je le dévisage avec un sourire large.  Mon rire éclate sous cet effet de liberté, de légèreté que j’adore ressentir quand cela devient trop pesant pour moi.

Et toi Drew, ça te fait quoi ? Tu ressens quoi là maintenant ?
Et demain, tu ressentiras quoi ?