BOIS MA LESSIVE ● pv

Elle rentra essoufflée, de la sueur perlant sur son front. Des mèches de cheveux sortaient de sa queue de cheval improvisée et lui tombaient devant les yeux. Elle avait les joues rouges et transportait sur elle une odeur de brûlé. Elle s'était toujours demandée comment les sportifs parvenaient à rester séduisants après l'effort. Ce n'était pas son cas à elle.

Elle jeta son sac sur le lit, s'installa au bord et enleva ses baskets. Le bungalow était vide et silencieux. Elle revenait de deux heures d’entraînement, et comme à chaque fois, elle se sentait vidée mais apaisée. Les tensions s'étaient évaporées et les petits soucis quotidiens perdaient en importance. Surtout, elle parvenait à s’améliorer encore. Son don devenait plus maniable et elle plus satisfaite. Chaque mouvement était perfectionné, chaque geste avait son importance. Entre ses doigts, les flammes dansaient, douées d'une vie dont elle leur faisait cadeau. Elle seule.

C'était toujours grisant cette sensation, celle du pouvoir, de la puissance, du contrôle. Marcher sur un fil, tenu et fragile. Cette découverte, sans cesse renouvelée. Peu importait la fatigue et la fièvre qui en résultaient, seul ce moment comptait. Celui de la réussite, du dépassement de soi, de la victoire. Pour qu'enfin tout reprenne sens et que le reste s'efface.

Elle esquissa un sourire pour elle-même et fit craquer les os de son cou. Une douche lui ferait du bien. Elle se rendit dans la salle de bain, en sortie une demi heure plus tard, une serviette enroulée autour d'elle. Les pointes de ses cheveux étaient encore mouillées et des gouttes d'eau traçaient leur chemin le long de ses épaules pour finir par s'écraser sur le tissu. Elle se décida pour un jeans, le seul qui était encore propre, et un débardeur, celui qui dessinait à la perfection sa poitrine arrondie. Une paire de bottines, des boucles d'oreille et un léger rouge à lèvres. Simple mais efficace. Heureusement qu'elle ne se rendait qu'à la laverie.
Elle emprunta donc le papier de son voisin de lit, fourra ses vêtements dedans et quitta la pièce dans un claquement de talon.

Le vrombissement régulier des machines, le linge qui tournoyait, les paquets de lessive entassés et un caleçon jaune vif laissé l'abandon. Laverie de Prismver, bonjour.

Elle aurait pu ne pas le remarquer, dissimulé dans un coin dans la pièce, face aux tambours hypnotiques des machines. Elle aurait pu. Ce fût son prénom, prononcé comme dans un souffle, qui la fit tourner la tête. Des cheveux roux ébouriffés, et un sourire bienheureux sur le visage. Elle haussa les sourcils (le numéro six) et le fixa pendant une, deux, trois, et quatre secondes. Aucune réaction. Là encore, elle aurait pu ne pas s'en soucier, faire comme si de rien n'était. Mais, elle était de bonne humeur justement. Alors elle se plaça sans un mot derrière lui et donna un coup de pied dans le pied de la chaise.

Elle resta silencieuse, sans le quitter des yeux. Elle vit toute une myriade d'émotions passer dans son regard. Son visage passa de la surprise à la gêne, de la gêne à la surprise. Il ne sembla pas la reconnaître tout de suite et il mit plusieurs secondes avant de mettre un nom sur la personne qui lui faisait face. Une fois, deux fois, trois fois. Elle ignorait que son prénom pouvait être prononcé de manière si différente dans un si court laps de temps. Elle le dévisagea lentement, haussa les épaules, et s'en retourna à son linge sans plus de cérémonie.

Elle sépara les couleurs du noir, et se réserva derechef deux machines qu'elle mit en route aussitôt. Le vrombissement s'amplifia tandis que le silence perdurait. Elle contempla un moment ses vêtements qui tournaient et qui tournaient encore contre le battant. La buée ne tarda pas à recouvrir la surface transparente. Ses yeux toujours rivés devant elle, elle prit la parole, doucement mais sans détours.


Elle avait pris l'habitude d'appeler les gens par leur nom de famille, même quand ils étaient plus qu'une vague connaissance croisée dans un couloir. Elle savait faire varier les intonations selon à qui elle s'adressait. Pour des amis, le ton était clair et dénué de complaisance, pour les hommes qu'elle côtoyait assez longtemps pour savoir si cela valait le coup, il était plus grave, le débit plus impatient, pour les autres, le ton était neutre, sans distinction particulière. Le plus souvent, elle n'avait pas besoin d'ouvrir la bouche, ses yeux parlaient pour elle. Sans qu'elle le veuille vraiment, sans que ce soit involontaire ou inconscient non plus.


Ses yeux orageux rencontrèrent les siens. Son sourire était toujours là, et le rajeunissait encore plus si c'était possible. C'était peut-être parce qu'elle avait peu de proches et qu'elle manquait d'expérience niveau relations sociales, ou qu'elle préférait observer, ou encore qu'elle était toujours en train d'analyser, qu'elle avait toujours eu l'impression que Tony composait, surtout en sa présence. Il ne serait pas le premier à le faire. Elle se savait assez froide et lointaine aux premiers abords pour faire hésiter, mais pas avec Tony. Il était d'une honnêteté à toute épreuve, presque malgré lui. Toujours sur le point de dire quelque chose sans trouver les mots, les mots qui lui paraitraient les plus justes. Cependant, Clarissa n'avait jamais rencontré quelqu'un dont la parole était exacte. C'était même tout le contraire. Personne ne dit jamais ce qu'il faudrait.

Elle alla s'asseoir, croisant les jambes, le dos bien droit contre le dossier. Elle écarta vivement une mèche rebelle de son visage. Elle était disposée à discuter, elle attendit donc. Pas longtemps. Ce n'était pas dans sa nature.

Tenir la conversation s'annonçait compliqué. Visiblement, l'adolescent ne se sentait pas apte à prononcer plus de quatre mots tant qu'elle serait là. C'était beaucoup plus que de la timidité, il semblait prêt à partir en courant. Jusqu'alors, elle ignorait l'intimider autant. Était-elle si froide ? Elle le vit détourner le regard et l'entendit parler de routine, juste avant qu'il lui retourne sa question. Il prit place à ses côtés, prenant grand soin de laisser un espace entre eux. Elle décida de ne pas relever.


Elle le dit d'une traite, sans le regarder, ses yeux sombres rivés sur les machines. Ce n'était pas un sarcasme, juste un fait. Du fait de leur dialogue et des bruits réguliers de la pièce, le temps paraissait s'écouler plus lentement. Elle évoluait dans une autre temporalité, se calant au rythme donné par Tony. Tony qui se balançait d'avant en arrière sur sa chaise, qui ne savait plus quoi faire de ses membres ou à quel endroit poser son regard. Du coup, elle laissa le silence se prolonger et se perdit dans ses propres pensées. Elle repensa à la conversation qu'elle avait eu avec Joshua il n'y a pas si longtemps, celle sur leur choix d'avenir, à ses prochains examens, aux vacances qui arrivaient, et si oui ou non, elle se rendrait chez sa mère ou resterait au pensionnat. Elle laissa son esprit divaguer et se repassa sa journée dans sa tête. Son mutisme dura de longues minutes et elle ne se rendit compte de rien.


Elle en était revenue à penser à son entrainement de fin de journée, à son don. Son intérêt s'était réveillé. S'il y existait bien un sujet qui ne la lassait pas, sur lequel elle était toujours intarissable, et qui avait le mérite d'être neutre et de lui apprendre quelque chose, c'était bien celui là. Par ailleurs, celui de Tony était particulièrement fascinant, digne d'interrogations. Alors, oubliant les états d'âme de son camarade, et le but de ses premières intentions, elle reprit :


Ce n'était pas tout à fait un ordre, mais une invitation explicite. Ses yeux orageux s'allumèrent et elle se tourna vers lui.