• Fortune - Jared

“      Selwyn      ”

 Certaines personnes oublient car elles ne veulent pas se souvenir. 

On accumule tout au long de sa vie des tas de bibelots inutiles. On entasse dans notre tête des souvenirs plus ou moins heureux. On possède tous des bagages de notre passé, plus ou moins lourds à porter.  Les miens sont énormes. Néanmoins, on finit par les dompter, les adopter et même arriver à vivre avec sans qu’ils prennent le dessus.

« Les démons du passé »

Seule, elle se balade dans les rues encombrées. Des moldus ? Comme dans Harry Potter ? Le soleil brillant entre les nuages duveteux lui met probablement assez de baume au cœur pour qu’elle oublie pendant quelques instants toutes les souffrances qui l’accompagnent. Pas assez pour qu’elle sourit mais les flammes dans son regard sont apaisées.

Elle s’est dirigée dans les rues du Sud car elles avaient pour réputation d’être les plus anciennes. Les plus authentiques. Les bagages de Selwyn se concentraient en une principale entité. Un journal aux pages jaunies. A la couverture de cuir travaillée. Remplie de croquis. De sigles incompréhensibles. De joies. De peines. De plumes. De perles attachées à divers rubans.
Ses cheveux retenus nonchalamment par un crayon, elle observe avec curiosité les étalages des commerçants. Sans rien n’acheter, elle ressort pourtant pleine de richesses. Les couleurs, les odeurs, les matériaux éveillent  sa curiosité. Un peu comme une musique pour les yeux, ils l’envoutent et lui apportent l’inspiration. Ainsi, il arrivait que dans ses sorties, elle s’asseye - parfois à même le sol - saisisse son bloc de feuille, qu’elle libère ses cheveux, qu’elle écoute le bruit du vent et qu’elle se mette à esquisser le spectacle se jouant devant ses yeux.

Cette fois-ci, son attention se porte sur un étalage d’épices. Le mélange des différentes fragrances lui donne des frissons. Et la plonge par la même occasion dans une profonde mélancolie. Perdue dans ses pensées, elle bouscule quelqu’un.  Encombrée par son sac, elle évite de justesse un étalage de bijoux fantaisies et s’égratigne les genoux sur les pavés. Et merde.

“      Fortune     ”

Jared & Selwyn

Toujours agenouillée, elle entend un ricanement qui se tait presque aussitôt. Dans un soupir, elle lisse sa jupe et y chasse la poussière du revers de la main. La honte lui picote les joues mais cachée derrière son masque d’être insensible, rien n’est décelable. Les lèvres pincées, elle observe son genou et y retire les gravillons qui s’y étaient incrusté. Une voix masculine la distrait cependant de sa tâche.

«  Désolé, je ne regardais pas où est-ce que j'allais, ça va ? »

Un genou au sol, il la regarde. Son visage n’est pas des plus communs et remue quelques archives entassées dans le cerveau de la brune. Une crinière aussi immaculée de la neige, des yeux d’un bleu profond et un style vestimentaire légèrement décalé. Pendant qu’elle entame les fouilles archéologiques dans ses souvenirs, elle acquiesce et se relève un peu maladroitement. Qu'il n'essaye pas de regarder sous sa jupe où elle lui brise un à un chacun de ses os.

Elle entreprend de continuer son chemin comme s’il ne s’était rien passé. Elle fait quelques pas puis s’arrête, les yeux perdus dans le vague. La lèvre inférieure pincée entre son pouce et son index, elle se retourne et revient vers le stand d’épices. Curcuma. Safran. Un peu plus à droite, cannelle. Curry vert. Noix de muscade. Autant d’odeurs propices au voyage des sens dans les pays orientaux. Une idée de dessin s’impose aussitôt à elle et accapare son esprit. Troublée par toutes ces fragrances, elle fait volte-face. Son crayon tombe par terre ; la mine se brise et ses cheveux - luisant comme du pétrole - déferlent en cascade sur ses épaules. Quelque chose l’intrigue.

«  Tu n’es pas un pensionnaire de longue date ici,
 je me trompe ? »

Absence totale de sentiments. Ni douce, ni violente, une simple question jeté à cet inconnu dans une rue bondée de monde. Ceux qui ne la connaissent pas se diront qu’elle est cash, pas spécialement polie et qu’elle cherche juste à éclaircir une part d’ombre flottant sur un tableau. Il y a un peu de tout cela. Mais Selwyn n’est absolument pas du genre à interroger les gens. Elle trouve la plupart de ses réponses en observant leur comportement. Mais lui, il dégage quelque chose qui la turlupine. Au fond d’elle-même, elle a  comme un pressentiment. Qu’il partage plus qu’un lieu de vie, qu’une bousculade et qu’une classe. Autre chose ; un bagage, une pièce du puzzle embrumé de leur passé ou de leur futur peut-être. Elle voulait découvrir laquelle.

“      Fortune     ”

Jared & Selwyn

Il lui répond par une autre question la concernant. Sa curiosité attisée, elle le reluque de la tête aux pieds, le jauge, le teste. Ainsi, il sait jouer à ce petit jeu du « chercher l’erreur ». À vrai dire… ça lui plaisait. Il n’est pas rare de croiser quelques personnes qui savent observer et juger les comportements mais peu comprennent comment les analyser pour en tirer des conclusions utiles et efficaces. Et ce Jared semble pourtant bien appartenir à la seconde catégorie.

Quand il a ramassé son crayon pour lui rendre, elle a cru discerner une once de curiosité mêlée d’intelligence. En son for intérieur nait un sourire. Pauvre indice qu’elle a malencontreusement égaré, qui serait passé inaperçu pour la majorité des individus mais qui en disait long sur elle. La foule penserait que c’est une de ces manies étranges qu’ont certains individus ou simplement une question pratique et économique mais pour la fille du Népal, c’est essentiel d’avoir son instrument à portée de main. Ainsi, elle esquisse une légère moue devant la mine brisée de son crayon. D'habitude pas très prompte à la discussion, il a su la convaincre et c'est avec arrogance qu'elle laisse s’écouler quelques minutes avant de répondre au jeune homme, pour le suspens, prenant le temps de ranger son bien abîmé précieusement dans son sac, au milieu du reste de ses congénères.  

«  Enchantée. Selwyn n’Angae. » lui répond-elle, ses pupilles d'encres perdues dans le céruléen des siennes.

Mais autre chose lui brûle les lèvres et les mots s'en échappent.

«  Selwyn qui signifie « Belle de Nuit »  dans la vieille langue du Népal.»

Elle ne l’avait jamais révélé, jusqu’à présent, la signification de son prénom. Du moins, si cela s’était une fois produit, elle n’en a pas le souvenir. Alors c’est comme si les compteurs sont à zéro.  
Pourquoi cette soudaine envie alors ? Au fond, je crois qu’elle espère que ce garçon comprenne toute la signification que porte sur leurs frêles courbes chacune de ces petites lettres. Que son cœur soit un peu celui d’un poète, sensible aux mêmes choses qu’elle, qui voit dans son prénom l’illustration même du contraste entre l’obscurité de la nuit et la lueur des étoiles. La fragilité du noir face aux rayons brûlants de l’aube qui le submerge mais également sa ténacité car une fois passé le rouge sang du crépuscule, ce sont bien les démons qui reprennent le contrôle. Selwyn se veut l’ambassadrice de cette poésie nocturne. À la fois frêle et solide comme le cristal, méprisante mais aimante et loyale, solitaire car le destin le lui a imposé. Peut-être la jeune fille se faisait-elle trop d’illusion, qu’elle calquait sur ce garçon une copie partielle d’elle-même mais au masculin.

Tes espoirs sont certainement trop grands. Tu n’as jamais cru au prince charmant héroïque, ni à l’amitié éternelle, ni à n'importe quelle autre niaiserie d'ailleurs, pourquoi commencer maintenant ?

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Jared & Selwyn

♫ M a k e m e w a n n a d i e

Elle a cru d’abord à une citation tirée d’un poème. Or, ça semble tellement spontané que c’est certainement une réflexion interne lâchée à voix haute. Ses mots roulent avec douceur et prennent leur envol comme des oiseaux pour venir se poser délicatement sur le cœur de la jeune fille après avoir dompté le vent. Ainsi, elle ne s’est pas trompée. Un brasier azur apparait dans ses prunelles pour répondre à son sourire. Il l’a conquise en quelques mots mais elle n’est pas du genre à se laisser si facilement déborder.

« - Je ne pense pas qu’il ait pensé à tout ça. Je crois que c’est juste parce qu’il était poète, que j’avais les cheveux noirs comme la nuit et la peau blanche comme la lune. » Lâche-t-elle dans un petit rire, accompagné d’un regard malicieux.

Singulier car pour elle, seul son père avait réellement existé et eu un impact sur sa vie. Elle se retourne et commence à faire quelques pas pour s’éloigner des parfums saisissants que dégage l’étale et qui l’empêchent de réfléchir. Néanmoins, elle désire en savoir plus sur lui. Le poète. Sensible à ce qu’expriment les mots. À leur sens et aux émotions qu’ils suscitent lorsque manié avec finesse. Elle veut apprendre auprès de lui pour pouvoir ensuite le retranscrire dans ses dessins. Capter leur volupté pour mieux l’étaler. C’est abstrait mais on peut le faire ressortir dans le coup de crayon. Sur les ombres plus ou moins marquées. Les détails finement accentués. Elle fait volte-face ; ses cheveux retombent sauvagement sur ses épaules, viennent noircir son regard et renforcer le contraste avec sa peau. Elle lève le menton et continue de parler, tout en reculant à l’aveugle, l’invitant ainsi à la suivre.

«  Dans ma langue, par rapport à sa consonance, ton prénom désignerait une collision »

Étrange coïncidence. Ce n’est pas tout à fait exact mais ça s’en rapproche beaucoup. Puis il n’allait pas s’amuser à vérifier, trop de caractères spéciaux inconnus des ordinateurs pour cette langue.

“      Fortune     ”

Jared & Selwyn

Elle n’a pas entendu la remarque sur son père. Elle écoute avec attention sa tirade sur la collision avant de se retourner pour marcher correctement. Elle reste admirative de son talent pour manier les mots et rit intérieurement devant la situation cocasse.  Un coup de théâtre en effet. Elle qui n’aime jamais parler à des inconnus, ni même à des gens qu’elle côtoie depuis des années d’ailleurs, sa langue se délie en présence de ce garçon. Il possède une facette qui est semblable à la sienne ; il brille du même éclat sombre. P a r a d o x a l.

Seconde question. Elle le regarde, surprise. En effet, elle dessine. Peu importe l’heure, l’endroit, son crayon et ses feuilles l’accompagnent. Ce n’est pas un hobby, plus qu’un passe-temps, c’est davantage une question de survie. Elle s’enferme dans l’art pour s’oublier. Pour chasser ses noires pensées. Et dévoiler aux yeux d’un monde aveugle toutes les beautés qu’il regorge. Mais ça, Selwyn n’aime pas trop en parler. C’est trop personnel. Toute sa vie se résume dans ses esquisses charbonneuses ; son don, sa vie ici, sa vie d’avant. Ainsi, elle se contente d’acquiescer sans donner plus de détails, ses traits redevenant ceux d’une statue, inexpressive si ce n’est dans son regard. Il avait deviné trop de choses, gagner trop de terrains. Elle ne voulait pas que quelqu’un la domine.

« - Et toi, j’imagine que tu as une passion. On ne peut pas parler de poésie comme tu le fais sans avoir quelques prédispositions artistiques. »

Elle le fixe avec davantage d’ardeur, essayant de cerner pourquoi ils semblaient si proches alors qu’ils se présentent un peu comme aux antipodes.

“      Fortune     ”

Jared & Selwyn

Ses joues la picotent alors qu’il l’observe. Il l’énerve et il l’intrigue à la fois. Il devine trop de choses et il refuse de laisser transparaitre quelques indices. Elle lui en veut d’être aussi doué pour les devinettes et d’avoir pris le dessus. Ses poings se serrent imperceptiblement.  La musique hein ? Elle compte bien mener ses propres recherches et reprendre le contrôle de la situation. Car élément de plus sur son immense liste, Selwyn n’aime pas perdre.

Son souffle vient chatouiller son oreille. Ainsi, il partait. Agoraphobe ? Elle ne lui dit même pas au revoir et il n’a surement pas attendu de réponse. « Au plaisir… » La prochaine fois, elle serait plus prévenante. Elle le laissera enfoncer les portes déjà ouvertes. Sans se retourner, elle continue de sillonner entre les gens à la recherche d’un endroit un peu plus calme. Cela était toujours ainsi ; les gens lui parlaient et la fuite était inévitable. Elle se rappelle sa rencontre avec ces deux filles à la piscine. Leurs moues dégoûtées devant ce sandwich trempé. Ah, elle les avait fait taire avec brio ! Or, elle avait pris la poudre d’escampette tout de suite après.

Les gens. Des bousculades. L’heure de pointe vient probablement d’être annoncée. Il n’est pas bon de trainer dans les rues à ce moment, le flux de touristes est beaucoup trop important et les conditions trop mauvaises pour dessiner. Prenant des petites rues encombrées, elle grimpe sur les caisses, zigzague entre les cagettes de fruits et légumes, offre des sourires aux chats errants et finit par rejoindre l’artère principale la conduisant vers le portail du pensionnat. Elle s’étire et s’y engouffre, continuant sa vie comme si de rien n’était.