let's talk business — mathis

« RENTRE SALOPE ! RENTREEEE !!! »

Je martyrisais salement la concernée, transpirant, concentré sur mon effort actuel. Si vous avez pris cette situation pour quelque chose de louche, allez vous faire soigner. Je suis en pleine partie de baby foot avec Mathis, un de mes collègues, car faute d’avoir du travail à faire et puisque nous sommes toujours en pleines vacances d’hiver, j’ai décidé de le défier à ce jeu. C’était une mauvaise idée puisqu’il était en train de me mettre une branlée monumentale - il faut dire que je n’avais jamais eu ce bidule chez moi. J’avais eu le droit à un Rubik’s cube que j’avais balancé de rage par la fenêtre - ce carré est diabolique - et au terrible jeu de dames.

Sérieusement, les dames.

Il y a un moment, il faut avoir du respect envers soi-même - mais je ne pouvais pas me défiler lorsqu’on me parlait de foot. Je n’étais pas du tout dans le délire des footix mais j’avais beaucoup de culture dans le sport dont j’étais plutôt fier, car oui, il m’est plus facile de retenir le nom des joueurs que les dates de mon propre cours. Mon ignorance culturelle n’est une surprise pour personne alors quand il y avait un sujet que je maîtrisais un minimum, j’aimais étaler ma culture. De base, je m’attendais à faire une partie tranquille en lui plaçant deux-trois anecdotes sur l’actualité sportive, et comme ça avait rapidement tourné au massacre, j’avais décidément de me concentrer sur le jeu. Lorsque mon gardien se fit affreusement prendre à contre-pied - j’ai trop de fierté pour dire “moi” - et que Mathis pourra le dernier bidule ovale pour signaler qu’il avait tous les points, je lâchais un Damn it témoignant de tout mon seum actuel.

Fort heureusement pour moi, j’avais l’habitude avec Luke, pierre-papier-ciseaux était l’un des rares jeux où j’arrivais à le battre. « J’étais ignoble mais puisque c’est la première fois que je touchais à ce truc, trois points c’est pas si dégueulasse. » annonçais-je, bon prince. Je me dirigeais vers la machine à café qui avait fini de préparer nos petits bébés. Et dire qu’à la base, on était censé jouer le temps que ça refroidisse, ça l’était sûrement trop à présent. Je bus quelques gorgées de mon café tiède avant de le renverser cruellement dans l’évier, incapable de boire un truc aussi ignoble. « Parlons affaires, Matt. Tu as déjà croisé Midona, la prof de cuisine ? Impossible d’oublier un cul pareil. Je veux tenter ma chance, t’en penses quoi ? » Je me tournais vers lui, décidé à entamer une conversation sérieuse. « Ah, j’y pense. T’as une copine, toi ? Une femme peut-être ? »

Je dois avouer que j’étais surpris, mais je ne pouvais savoir dans quel sens j’allais prendre cette nouvelle. Mon collègue, admirable professeur de français, jugé beau gosse par la gente féminine - ta gueule, je retransmets juste l’avis général que j’ai entendu - et joueur professionnel de baby-foot se trouve être homosexuel. Comme mon frère. Comme une bonne partie des gens ici, parce que si ces derniers ont du mal à s’assumer dans le vrai monde (entre les clichés et les connards comme moi qui leur font des blagues sur le sujet H24, je peux comprendre) ce n’est pas le cas à Prismver. Je n’ai rien contre les homosexuels, je ne suis pas homophobe, mais je dois avouer que les vanner dessus, c’est tentant. Toujours est-il que je tuerai quiconque emmerdera Magnus sur le sujet, cela va de soi.

C’est peut-être cet élan d’empathie qui me poussa à ne pas tenter le coup avec Mathis, et puis, il était vraiment cool. Je me raclais la gorge, décidé à ne pas cacher ma surprise, puis répondis aussi naturellement que possible. « Ok, c’est pas courant. Alors pas de copain. » Je me jetais sur le canapé, tombais sur mon bras, poussais un grognement de douleur, tentais de me dégager, ratais, tentais de nouveau en me retournant, me retrouvais affalé sur le canapé avec les fesses à moitié par terre, me replaçais correctement sur le canapé et fis de nouveau face à Mathis. Ok, c’était clairement laborieux mais j’avais eu le temps de réfléchir à ma réponse.

« Je crois que t'es pas le premier du personnel dans ce cas. » dis-je en toute finesse. « Intéressé par quelqu’un ? Ou un élève peut-être ? Perso' j’évite en dessous de 20 ans pour pas avoir d'emmerdes. »

Je me sentais presque triste pour Mathis. Ce n’était pas de la pitié, loin de là, je considérais les homosexuels comme des gens normaux -je veux dire, que tu fracasses la sortie de secours du voisin ou qu’un camion explose la porte de ton garage, ça change pas grand chose- mais je me doutais que les choses n’étaient pas faciles pour lui. Il était en deuil amoureux ? Je ne savais pas quoi répondre, incapable de comprendre ce genre de situations.

La seule personne avec qui les choses s’étaient mal terminées, c’était Phoebe, et encore, malgré tout le tapage que ça avait fait, nous étions restés en bons termes. Bien sûr, il avait fallu mettre les choses au clair et ça s’était passé mieux que je ne l’aurai cru, si bien que j’avais du mal à croire que les relations amoureuses pouvaient se finir mal. Je respectais malgré tout les gens dans cette situation - je comprenais que le monde ne soit pas aussi facile à cerner pour les autres que pour moi. On m’a clairement fait comprendre que je suis quelqu’un de gros cash, souvent un peu trop, et que mon comportement peut être prit comme du dédain.

Ce n’est pas le cas.

Je respecte les gens ; certes, il m’arrive de me branler totalement des amourettes qu’on me raconte, mais à part quand cela tient du domaine de la stupidité, je me retiens de faire des commentaires désobligeants. Et je n’en voyais pas l’utilité avec quelqu’un de cool comme lui - au contraire.

« Si tu veux parler, tu sais... J’ai jamais compris l’utilité mais ça marche bien, et je suis pas le genre à balancer les secrets des gens. Et j’ai du mal à croire que quelqu’un veuille tenter de me faire parler. »

Et c’est le haussement d’épaules dans une arrogance absolue. J’étais surtout réaliste. Après des années de sport de combat et du service militaire, je pouvais me défendre. Ce ne sont pas quelques dons qui allaient m’arrêter - surtout quand j’étais en mesure de foutre une personne dans un bocal pour les poissons et de coller une étiquette “Bocal des cons” dessus. C’était la même chose pour les décisions que je prenais dans ma vie et mes relations avec les élèves en faisaient parti.

« Le statut pose un problème ? » demandais-je. « 20 ans ça fait 3 ans de différence. C’est pas illégal donc je vois pas le soucis. »

Je marquais une pause et bus quelques gorgées de bière. Peut-être que ça pouvait le freiner, et je le comprenais... dans sa situation, ce serait encore plus mal vu. Le monde cruel et stupide dans lequel nous vivions ne louperait pas l’occasion, même si je n’étais pas d’accord avec ça. Ce n’est pas pour autant que j’allais laisser les choses se faire.

« Si ce que les gens pensent te déranger, tu devrais pas en tenir compte. Je suis prêt à discuter avec ceux qui sont mécontents. À moins que ce soit autre chose, je sais pas. »

Je lui offris un clin d’oeil et m’affalais un peu plus sur le canapé.

Je ne savais pas quoi répondre. C'est mon problème lorsque je débats avec les gens, je suis trop persuadé d'avoir raison pour pouvoir concéder la chose aux autres. Sur des sujets intellectuels, je sais admettre mes torts.

Ce n'est pas ce que je veux dire. Il s'agit de valeurs.

Vous savez, lorsque quelqu'un a une façon de penser que vous n'admettez pas, il vous semble fou de pouvoir admettre qu'il a raison - c'était mon cas ici. Je ne voyais pas pourquoi la limite professeur élève gênait mon collègue. Je ne tenais pas à insister pour le mettre mal à l'aise, mais je ne comptais pas le laisser dans l'impasse - je respectais son point de vue, mais il ne fallait pas qu'il se piège tout seul. C'est le soucis des gens qui brident leur propre liberté, ils finissent par en regretter leur façon de penser.

« Et si tu tombes amoureux d'un élève ? » demandais-je en le regardant sérieusement. « Si ça arrive, je te conseille de ne penser qu'à l'âge. » Je ne le forçais à rien, les choses seraient simplement plus simples de cette façon. Enfin, s'il s'imposait ce genre de limites, un truc pareil avait bien moins de chances d'arriver, mais comme les gens disent souvent, l'amour ne se contrôle pas. Je me levais de mon canapé, fis sauter les clefs de mon appartement pour les rattraper et je me tournais vers lui :

« J'vais faire un tour en ville. Tu veux venir ? Je t'oblige pas, si jamais t'as cours. Et j'ai pas tellement d'idée où aller donc je te laisse le choix. »

Merde, je l'ai foutu mal à l'aise. Je ne suis pas assez intelligent pour poser ce genre de questions pièges d'habitude mais il m'arrive d'avoir des éclairs de génie. C'est le soucis de ceux qui s'imposent trop de contraintes : elles peuvent se retourner contre eux. Moi, je me contente de m'en battre les couilles et ça passe très bien. Par exemple, si j'étais homophobe, ça aurait fait une situation étrange avec Mathis, mais je m'en cogne juste.

Il est gay, tant mieux pour lui, il sera heureux en l'assumant.
Je me contente d'être content pour lui.

« Au fait, je t'ai croisé avec une cravate blanche l'autre jour, tu soutiens le White Pay ? » lui demandais-je sur le ton le plus sérieux du monde.

Je ne connais pas le nom de ce truc.
Il doit se dire que je me fous de sa gueule ou que je suis si con que je suis plus concentré sur comment mettre un pied devant l'autre plutôt que sur mes paroles, mais ce n'est pas le cas. Je suis juste ignorant.

« Tu sais, j'pensais aider les E. Le truc c'est que je suis pas une lumière. Des trucs comme des cours de soutien... si j'en étais capable, j'organiserai quelque chose. »

Attendant sa réponse, je décide de ne rien ajouter. C'est peut-être un pro-A et dans ce cas-là je serai bien baisé. Je jette un coup d'oeil aux alentours, attendant de voir où Mathis nous conduit.