la vie en rouge — delphia & jude

la vie en rouge

Pas de temps à perdre ici, pensais-je avec un dernier regard pour ma chambre vide. Il n’y a rien ici pour moi. Il n’y a rien nulle part. Je possède mes défauts mais les prises de tête n’en font pas parti, aussi, rares sont les jours où je rejette ce qui constituait mon quotidien jusque là - mais celui-ci en faisait parti. Je ne saurai te donner une raison. Je ne saurai expliquer ce qui me pousse à agir de cette façon et ce qui a perturbé cette logique presque stable pour créer ce saut d’émotions, mais je ne pouvais y échapper. J’étais incapable de me comprendre, incapable de contrôler mes propres sentiments alors j’y cédais - à défaut de cerner les raisons de mes pulsions, j’en avais le contrôle des limites. Ma raison demeurait ; j’avais été sous l’influence de la persuasion suffisamment longtemps pour ne pas de nouveau ruiner ma vie du fait de désirs trop grands, même s’il s’agissait des miens.

La raison de tout ça, je la connaissais et je la rencontrais aujourd’hui - car si j’avais fait sans mal l’impasse sur ce passé presque honteux, je ne portais pas la fautive dans mon coeur pour autant. Je pense pouvoir affirmer que Delphia me déteste, ce qui est bien sûr réciproque, et si je me moque bien d’elle à présent qu’elle ne touche plus à mes souvenirs, je n’ai jamais songé à lui rendre la pareille. Je suppose que je le pourrai, mais ce n’est pas mon genre, et ce n’est pas dans ce but que je vais la voir aujourd’hui. Je veux régler tout ça. Je ne sais pas du genre à m’occuper des détails salissants de ma vie, mais lorsque c’est le cas, je n’en laisse aucun passer. Je suppose que c’est une humeuer passagère - mais je ne compte pas repartir sans une garantie absolue qu’elle resterait loin de mon existence. Devant l’impossibilité de cette condition, je suis prête à aller loin - et je ne suis même pas certaine d’avoir envie de discuter. L’avantage de notre relation, c’est que nous nous connaissons très bien - et je sais pertinemment que Delphia n’est pas plus prête que moi à céder.

C’est ainsi que nous sommes faites.
L’issue des choses, je l’imagine très bien, et faire demi-tour maintenant ne me paraît pas moins absurde que d’aller au bout des choses. Delphia a beau jouer son jeu habituel, elle doit s’en douter - il n’existe aucune raison positive pour laquelle je lui aurai demandé ce rendez-vous. L’ombre d’un sourire vient voiler mes lèvres à sa vue mais mon visage semble impassible quand mon regard croise le sien et c’est d’une voix calme et doucereuse que j’ouvre les hostilités.

« J’ai retrouvé l’intégralité de ma mémoire. Je me souviens de tout ce que tu m’as fait. »

Je ne lui montre pas ma rancoeur en cet instant, ce serait une bien piètre réponse. Ce qu’elle voit, c’est un sourire sincère - car je n’ai pas de fierté mal placée qui chercherait à venger les actions passées. Je suis heureuse d’avoir connu de telles choses, qu’elle m’ait ainsi manipulé. Je peux enfin affirmer avec certitude que je n’étais pas moi - et elle m’en donne la possibilité. Pourtant, ce n’est pas ce qui me pousse à venir. Je lui prends la main dans un geste presque féminin et plante mes ongles dans sa peau en défiant son regard.

« Je n’en garde pas de rancoeur, je ne suis pas mauvaise perdante. J’aimerais que tout s’arrête là. »

Je me recule, laissant son sang s’agiter dans ses minuscules plaies. Mon pouvoir s'éveillait.
La situation dégénérait déjà.
Je savais que je devais me contrôler - nous étions toutes deux instables et il n'y avait personne aux alentours pour arranger ça. À nos yeux, les gens sans pouvoirs n'étaient probablement que du décor inutile auquel la raison ne pouvait s'attacher - autrement dit, il n'y avait aucune chance qu'ils ne parviennent à nous calmer. Je pouvais déjà sentir les regards déviés, captés par l'ambiance glaciale, et les touristes bien plus nombreux qu'à l'accoutumée s'agglutiner autour de nous.

« Mais on sait tous deux que tu n'en resteras pas là. »

Je me recule pour prendre un peu de distance. Prête à me déchaîner.

« Tu ne saurais même pas accepter que Jude m’apprécie. »

la vie en rouge

Il y a une raison dans chaque chose et une chose dans chaque raison. Ce n’est pas un proverbe que j’aimais. De façon générale, je n’aimais pas les proverbes mais étant donné ma situation actuelle, il s’était avéré étonnement juste. Il faut dire que mon présent n’était pas des plus joyeux. J’étais revenue aux sources, à la personne responsable de mes problèmes de mémoire et à qui je n’en voulais étonnement pas. J’étais sérieuse. C’est peut-être parce que je réservais ce genre de traitements à certaines personnes que je ne me sentais pas rancunière envers Delphia d’avoir fait la même chose à mon sujet. Il faut dire qu’en l’absence de mes souvenirs complets, quelque chose dont elle n’était pas responsable, j’étais particulièrement stupide et vulnérable - mais les choses étaient différentes à présent, et bien qu’elle n’en laisse rien paraître, je savais que Delphia en était consciente. Malgré tout, je n’étais pas là pour en débattre ni pour prouver que j’étais différente ; nous le savions toutes les deux et cette discussion ne mènerait à rien. Il nous faudrait agir. J’avais prélevé une goutte de son sang pour une courte démonstration mais je sentis une boule au ventre, comme un sentiment que ce n’était pas le moment pour mettre en œuvre mes talents - un sentiment d’insécurité et d’indécision. Ça n’avait rien d’étonnant, et la réaction de de mon interlocutrice le confirma - elle resta interdite à la vue de la personne qui s’approchait. D’une certaine façon, Jude n’aurait pas pu mieux tomber, comme il n’aurait pas su trouver de pire instant.

Mes yeux écarlates se posèrent sur lui avec autant de compassion que d’incompréhension, et je le jaugeais pendant quelques instants. De ce que je comprenais de leurs réactions respectives, la relation entre Delphia et Jude n’était pas à son paroxysme - elle était perturbée, tant et si bien qu’elle avait coupé court à ses menaces ce qui ne lui ressemblait pas. Quelque chose s’était passé.

« Bonjour, Jude. Je discutais de mes quelques différents avec Delphia. »

S’il y a bien quelque chose que je ne ferai pas, c’était mentir. Ce n’était pas mon genre. Je n’avais rien à cacher et rien qui puisse me porter préjudice auprès de Jude. La nuit du bal, je ne lui avais menti en rien, je m’étais montrée telle que j’étais réelle - et si j’avais changé depuis, ma relation avec lui n’en était pas affectée. Ou très peu. Quand bien même, j’estimais que ce n’était pas le moment d’y réfléchir - j’étais venue ici pour mettre au point les choses avec Delphia, et j’avais beau apprécier Jude, sa venue n’y changerait rien. J’irai au bout des choses - de mon côté, en tout cas.

« Je ne t’en veux pas et je ne suis pas venu prendre une quelconque revanche. Je suis simplement venue te prévenir : tu n’as plus aucun contrôle, Delphia. Et si tu essaies de nouveau de trafiquer mes souvenirs, ce ne sera pas sans conséquences. »

Je lui adressais un sourire froid qui était devenue ma marque de fabrique depuis un moment. Je prélevais un peu de sang de sa blessure qui flottait jusqu’à ma main pour former un cœur minuscule que je lui soufflais dessus, éclaboussant légèrement son visage. Étant donné que sa plaie était minuscule, je ne pouvais pas faire grand chose avec, et ça m’était bien égal - je n’avais pas pour but de la blesser, encore moins à présent que Jude était là. En revanche, je la provoquais ouvertement, et sans le moindre scrupule.
Maintenant que j’avais des arguments, je pouvais faire pression, d’autant que l’arrivée de Jude l’avait perturbée - en l’instant, j’avais le contrôle. Et rien ne saurait davantage me plaire.