La tour, prends garde ! [Kevin + Owain]

Mi-Janvier, Dimanche, début d'après-midi.

Taraudé par ses migraines, Kevin se devait de fuir sa solitude habituelle, il lui était indispensable de trouver du bruit et du mouvement pour le distraire de la vrille lancinante qui lui laissait la cervelle en compote.
Il essayait le plus possible de n'avoir pas recours à ses médicaments. Quand bien même la formule était prévue pour un usage répété, sans risquer de lui détruire le foie ou l'estomac, l'espèce de somnolence amorphe qui le saisissait après le troisième ou quatrième comprimé de la journée l'inquiétait un peu. Encore un détail à discuter avec son médecin, lors de sa prochaine visite.

Toujours est-il qu'il lui fallait du changement, de l'agitation, pour détourner son cerveau de la douleur. Tous ses devoirs faits, tous les livres du programme annuel lus, il ne lui restait pas grand chose pour se changer les idées.
La fermeture de la bibliothèque suite à l'incendie qui l'avait ravagée pesait comme une terreur sourde sur le campus, et, instinctivement, les élèves tendaient à se regrouper, pour éviter de se trouver au mauvais endroit et au mauvais moment.
Le meilleur endroit pour trouver de l'agitation, pour l'observer à défaut d'y participer, par ces jours tristes, ternes et froids, restait le Foyer des élèves et les risques de s'y faire bousculer par les mauvais éléments qui ne supportaient pas les assidus restaient faibles, du fait même de la fréquentation de l'endroit.

Sa sacoche chargée de quelques magazines et de ses deux jeux d'échecs, le grand, tout en bois et le petit, pliable aux pièces de plastique, le petit blondinet s'était glissé dans la vaste pièce, presque sans attirer l'attention. Il avait jeté son dévolu sur une table basse un peu bancale, près d'une étagère branlante chargée de jeux de société, dont il était sur qu'au vu de l'état des boites, pas même la moitié étaient complets. L'intérêt de cette table, c'est qu'elle était situé vers le milieu de la salle, près d'un gros pilier, et suffisamment à l'écart des principales sources de nuisance qu'étaient les télés, avec leurs consoles de jeu et leurs lecteurs de DVD. Un autre attrait, non négligeable, c'est qu'il n'y avait qu'un autre pouf bas, une sorte de tabouret mou pas très engageant, en plus de celui sur lequel il était installé.

Le brouhaha, la turbulence de ses camarades, pourtant plus âgés que lui, remplissaient leur office, les névralgies desserraient leur étreinte sur ses tempes emperlées de sueur. Il était temps de passer aux choses sérieuses. Tirant de son sac deux périodiques fatigués, datés de l'été dernier, un numéro du célèbre World of Chess et un autre du non moins fameux Chess Mates Over the World et les étalant sur la table, le plus jeune des Footlittle, pour faire bonne mesure, sorti aussi ses échiquiers pour reprendre deux des parties si marquantes du Futuris Tournament, l'équivalent auto-proclamé des Olympiades des échecs, la grande coupe mondiale sponsorisée par les géants de l'Informatique  et de la Communication.
L'objectif, seulement à moitié avoué des géants des nouvelles technologies, était de promouvoir l'esprit de compétition chez les joueurs de haut niveau, de multiplier les possibilités de parties les plus enragées, et quelques millions de dollars de prix était une belle carotte. L'autre résultat, beaucoup moins avouable, mais pas du tout fortuit, selon Kevin, était de remplir encore plus une base de données déjà pléthorique pour les recherches sur l'Intelligence Artificielle.

Pourtant, ce n'est pas ce qui intriguait le plus le blondinet à cravate bleue, alors qu'il refaisait les parties décisives de demi-finale et de finale du total outsider de l'édition de l'été précédent. La simulation ne lui suffisant pas, il farfouilla un peu dans l'étagère, en priant pour qu'elle ne s'écroule pas sur lui, pour en tirer un autre échiquier fatigué, dont l'un des cavaliers était remplacé par un dada criard et deux pions par des jetons de dames sortis d'autres jeux.
La reconstitution de cette partie aurait pu lui tirer un sourire s'il n'avait eu devant lui trois échiquiers, qui lui montraient tous la même chose.

Son instinct lui criait que ce n'était pas possible, et son attention l'avait isolé du chaos ambiant, il sentait la migraine revenir. Il n'avait pas d'autre choix que de relever les yeux, pour permettre à son regard de fuir l'incohérence pour tomber sur ... une boucle de ceinture, qui lui cachait l'horizon.

- Ho ...

Kevin n'eût pas le temps de lever les yeux que son vis-à-vis finissait son mouvement, et se laissait tomber sur le second pouf, légèrement penché en avant, amenant ainsi son regard au niveau de celui du première année. Regard bleu vissé dans un regard turquoise, d'un côté souriant, nonchalant, goguenard ? face au crispé, tendu, perplexe, un peu sur la défensive aussi.

Le petit B ne pensais pas avoir déjà croisé ce jeune homme, pas de club en commun, jamais pris un repas en même temps que lui, aucune rencontre dans la salle commune des B. Surement la différence d'âge, sans parler de celle, possible, de classe, avait-elle suffi à les garder éloignés ?
Une demi-seconde perdu dans ses pensées et déjà le gamin se dépêchait de débarrasser la table basse, pliant ses magasines, commençant à ranger les pièces et les plateaux d'échecs. Le stress de l'irruption, le manque d'habitude dans la socialisation, bref tout dans la situation lui faisait oublier son mal de tête.

- Pardon, c'est surement ta p...

Et la question de son interlocuteur le frappa, comme un coup de batte de cricket, comme un train lancé à pleine vitesse, comme ... un astéroïde géant tueur de dinosaures !

- Un ... déglutissement douloureux du bambin adversaire ?

Le plus jeune des Footlittle se voyait déjà en ... dernier des Footlittle, piétiné par la fureur vengeresse d'un rouge traqueur de bons élèves, jeté en pâture à la vindicte d'une foule déchaînée, victime d'un système de classe qu'il ne cautionnait pas, parce qu'il avait été mal compris par ceux qui devaient le défendre.
Tout ça en un éclair fulgurant dans son esprit surchauffé.

Si son trouble inquiet avait peut-être échappé au grand devant lui, son soulagement était visible quand il reprit conscience de ce qu'il avait entre les mains. C'est plus calmement qu'il se remit à ranger deux des jeux, ne gardant devant lui que le bel objet de bois massif. Il avait levé un regard mi-reconnaissant, mi-soulagé vers l'élève installé en face.

- Vraiment ? Tu ... veux jouer aux échecs avec moi ?

Kevin était, au minimum, déstabilisé par la véhémence du jeune homme qui lui faisait face.

- Ha ...

Tenta t-il de se justifier, face à l'argumentation pour le moins vigoureuse de l'autre, et ce, sans succès.

- C'est que ...

Essaya t'il de l'interrompre, sans parvenir à en placer une. L'occasion de s'exprimer arriva enfin, quand le grand se saisit du magazine, lui laissant enfin la parole.

- Comprends moi, je ne sais pas qui tu es, je ne me souviens pas qu'on se soit présenté, ni même croisé, en cours ou en club. On s'est peut-être vu, de loin, comment presque tout le monde ici, mais ...

D'un doigt timide, le plus jeune des Footlittle montra le col de son aîné, orphelin de tout signe permettant d'en identifier la classe.

- ... il y a dans cette école des gars pas cool qui s'en prennent aux élèves travailleurs et appliqués, et comme je fais toujours de mon mieux ...

Pendant ce temps, et alors que son interlocuteur, plongé dans le périodique et dans l'observation de la partie qui l'avait marqué, semblait se livrer à un exercice de lecture rapide, vu la vitesse à laquelle ses yeux défilaient sur les commentaires des coups des joueurs, le gamin avait replacé les pièces de buis et de noyer, ne gardant qu'un pion de chaque couleur du bout des doigts, prêt à cacher ses mains sous la table pour faire choisir un de ses poings à son adversaire, afin de déterminer qui aurait la chance de commencer la partie avec les blancs.

Se rappelant son manquement aux bonnes manières, ainsi que la cause de sa frayeur, Kevin se dit aussi que même sans la totale attention du grand face à lui, il lui revenait, de par son statut de plus jeune, de faire le premier pas social.

- Au fait, je suis Kevin ... Kevin Footlittle, en première B.
Et pour le bruit, ça ne me gène pas, au contraire, ça tient la migraine à distance !

Avoir ainsi une chose sur laquelle se concentrer, que ce soit la rencontre, la partie à venir, l'envie de se montrer urbain sans flagornerie, tout était source de diversion pour chasser les névralgies qui lui pourrissaient la vie, et déjà le bambin reprenait des couleurs, son regard se faisait plus clair, plus aiguisé, son souffle s'apaisait.

Certes, Kevin n'était pas un spécialiste de la psychologie appliquée, et il savait bien que la population de sa petite ville de naissance, du fin fond de sa province, presque la campagne pour un anglais plus citadin, voire un londonien, n'était pas une référence en matière de comportement. Il croyait cependant que les quelques règles sociologiques qu'il avait pu glaner ici ou là, au travers de ses lectures, devaient tout de même s'appliquer.
Bien sur, en vertu de la théorie des grands nombres, il avait aussi conscience que les individus ne répondaient que rarement aux lois de la moyenne statistique. Et pourtant, la surprise avait été telle qu'il oscillait encore entre s'offusquer et tenter de se justifier. La gifle morale de la réplique du grand face à lui lui avait coupé le souffle.

- A ... Arrogant ?

Son cerveau tournait à plein régime ! Comment son interlocuteur avait-il pu en arriver à cette conclusion ? Qu'est-ce qui, dans ce qu'il avait dit, pouvait laisser supposer une telle suffisance de sa part ?
Il est vrai qu'il était assez nouveau dans cette école, et qu'il ne cachait pas particulièrement son admiration pour la classe A, pour ce qu'elle représentait d'excellence et de maîtrise, pour le défi de parvenir à la rejoindre. Peut-être le jeune homme face à lui en avait-il entendu parler, même si le plus jeune des Footlittle ne le connaissait pas ?

Quoi qu'il en soit, il fallait au plus tôt désamorcer cette situation avant qu'elle ne s'envenime. C'est donc avec la tête légèrement penchée sur le côté, un sourire contrit sur le visage que Kevin entreprit de s'excuser :

- Désolé, je ne voulais pas ...

Il se retînt, au dernier moment, de préciser ce qu'il ne voulait pas. Pas la peine de rajouter du ridicule à la situation déjà bien embarrassante pour lui. En plus, il n'était pas sur de bien avoir compris le sens de la double négation de son vis-à-vis, et il préféra se retenir que se montrer encore plus stupide.
Il avait fini par prendre un pion de chaque couleur, pour les mélanger entre ses mains, sous la table, avant de présenter ses poings fermés à son adversaire, puisque la partie semblait vraiment sur le point de démarrer.

- Nous ne connaissons pas nos ELO respectifs, alors nous allons respecter l'étiquette du jeu, si tu le veux bien ?

Son sourire se décrispa un peu, et une étincelle vint pétiller dans son regard, quand il se pencha vers l'autre, pour lui demander à voix plus basse :

- Effrayer les autres pour les tenir à l'écart ? Dans une école ? Je vais devoir apprendre à faire ça, moi aussi ?

Le petit blondinet était perturbé. Cette façon qu'avait son aîné de souffler alternativement le chaud et le froid était totalement déstabilisante. Au point que le jeune Footlittle en arrivait à se demander s'il s’agissait d'une manœuvre d'évitement des sujets brûlants, ou une seconde nature pour éviter les "liaisons" pouvant mener à une prise de risque par affaiblissement de la détermination (cette supposition pouvant être renforcée par l'étrange emploi des attitudes menaçante citées plus tôt).
Lui dire de ne pas s'en faire ne pouvait assurément qu'avoir l'effet contraire ! Comment ne pas s'inquiéter de côtoyer quelqu'un qui, au vu de ses paroles, ne pouvait passer que pour un cyclothymique à fréquence ultra-rapide ou, pire encore, pour un maître psychologue spécialiste de la déstabilisation mentale et émotionnelle.

Si l’écarquillement des yeux d'Owain n'échappa pas à Kevin, ils ne se connaissaient pas encore assez pour que le plus jeune puisse l'interpréter. Ce pouvait être de la stupeur, une soudaine prise de conscience, une idée de génie ou une pointe de douleur quelconque, le petit B n'en savait rien et n'avait aucun moyen d'en comprendre plus : il décida de classer l'information pour plus tard. L'hésitation qui suivit lui parût de la même veine, à enregistrer pour examen ultérieur.

Le poing gauche de Kevin révéla le pion blanc, que le gamin s'empressa de ranger à sa place, puis de tourner l'échiquier afin que chacun se retrouve avec sa couleur devant lui.

- Tu as les blancs, à toi de commencer.

La dernière phrase de son interlocuteur rajouta une nouvelle couche d'énigme sur ce ... dialogue ? décidément bien mystérieux. Le grand s'intéressait-il vraiment à lui ? Voulait-il vraiment lui donner de bons conseils ? Le gamin tenta de planter son regard turquoise dans celui du grand D, puis un de ces sourires charmants dont il était coutumier lui échappa.

- Bonne partie !