Creusons le problème [Linda Dupont]

A chaque fois que je passais par la cour intérieure j’étais saisie par la beauté du tableau. C’était à chaque fois différent, dans la lumière, dans l’ambiance, et selon les gens qui passaient ou se reposaient. J’avais donc pris l’habitude de venir tous les jours, même parfois plusieurs fois par jours, à des heures différentes, pour dessiner la cour, sa fontaine, ses bancs et son grand arbre magnifique, au crayon, à la plume, à l’aquarelle ou au fusain. Toujours seule. Non pas que je n’aimais pas Marshmallow, ou Judith, mais elles avaient d’autres choses à faire et je ne pouvais décemment pas leur demander de rester constamment avec moi. Et puis, de là à faire d’autres rencontres… Je ne le voulais pas. Je ne faisais en tout cas rien pour en provoquer. J’assistais aux cours sans prononcer un mot, en dehors des réponses que je pouvais éventuellement apporter, et encore, je me faisais très discrète, studieuse, et puis dès que c’était fini je partais sans m’attarder.

J’étais donc installée sur l’un des bancs, à croquer avec mes crayons, sans me préoccuper de mon environnement… Enfin, ceci n’était pas tout à fait vrai, je faisais constamment attention à ce que personne ne m’approche de trop près. Si c’était le cas, pour x raison, parce que regarder quelqu’un dessiner semblait être la meilleure attraction sur le moment… Je fuyais. Oui, je ne faisais pas face. Au mieux j’esquissais un sourire gêné avant de m’éclipser, au pire je partais en courant au bord des larmes, pour une remarque peut être un peu trop sèche, même si parfois, ça pouvait partir d’un bon sentiment. Pourquoi les gens devaient-ils être si différents ? Bref. J’avais encore beaucoup de mal avec les relations humaines. Pourtant je devais être un peu masochiste pour revenir tous les jours...

C’est comme cela que j’ai remarqué qu’une femme me regardait toujours de loin. Sans rien faire ou en passant, elle me regardait et je faisais mine de ne pas la voir, même si au fond de moi cette attitude me dérangeait. J’avais l’impression d’être surveillée, espionnée. Mais bon, tant qu’elle ne s’approchait pas, je n’avais rien à craindre… Si ?

Je m’étais remise à dessiner, tentant de me persuader que la femme, habillée d’un joli kimono soit dit en passant, ne faisait pas que m’observer, qu’elle devait être surveillante, ou quelque chose du genre. Puis je la vis s’approcher. Elle venait vers moi. Malheur ! Non… Et je ne pouvais pas me tromper puisqu’il n’y avait que moi dans ce coin, et qu’il était plus rapide de poursuivre le chemin dont elle s’était détournée. Elle m’aborda avec le sourire mais débita un discours que j’avais déjà entendu.

Allez ! Non, pas encore. Je la regardai du coin de l’œil, rassemblant discrètement mes affaires. Je n’allais pas m’attarder ici. Vraiment pas… De plus, elle avait l’air bizarre cette femme, comme si elle cachait quelque chose. Mais elle était adulte alors…J’avais toujours eu moins de mal avec les adultes qu’avec les jeunes de mon âge, mais depuis le déclenchement de mes pouvoirs… Bref. Je lui devais un minimum de respect. Et si elle faisait partie de l’administration… c’était une raison de plus. Elle continua son discours, qui au lieu de me rassurer m’inquiéta un peu plus.

C’était quoi son problème ? Une adulte qui offrait des bonbons ? C’était suspect en dehors des périodes de fêtes. Je pris mes affaires et me levai du banc.

J’avais parlé suffisamment fort pour être entendue, bien que mes genoux tremblent sous l’effort. Je n’avais qu’une envie, c’était de m’enfermer dans ma chambre et pleurer un bon coup. Je n’aimais pas du tout être abordée comme ça. Je finissais toujours dans des états pas possible…

Au bord des larmes, je m’étais levée du banc et avais pris la fuite, encore. Pourquoi les gens venaient automatiquement me parler ? Ils ne pouvaient pas tout simplement regarder puis s’en aller, passer leur chemin ? Avec l’espoir que la femme en kimono reste où elle était, j’avançai, sans pour autant courir, bien que mon pas soit rapide… Mais mon espoir fut vain.

Elle me suivait ! La femme me suivait ! Ce fut trop pour mon petit cœur et je craquai. Les larmes inondèrent mon visage. Je tentai de les essuyer avec la manche de mon uniforme tout en marchant, et je fus obligée de ralentir. Et la femme me rattrapa. Elle m’attrapa par le bras et me fit pivoter vers elle.

Ces paroles étaient sensées je devais bien le reconnaitre, mais pourquoi être si brusque ? Je ne devais rien, je ne faisais de mal à personne, je voulais juste me détendre et faire le vide… Alors pourquoi elle me criait dessus ? Elle me lâcha et me sourit, mais ça ne changeait rien au fait qu’elle avait élevé le ton et que je n’étais pas en pleine possession de mes moyens. Une fusion de type eau s’était amorcée, et il me fallait y remédier avant de me liquéfier dans la cour. Je pris le temps de respirer pour me calmer, après avoir mis une distance de sécurité entre elle et moi. Puis quand je fus à peu près tranquille intérieurement je me mouchai, puis tentai de lui expliquer, la voix encore tremblotante.

Etait-ce suffisamment clair comme cela ? Et… Avait-elle dit que j’étais embêtante pour les gens qui voulaient me parler ? Ce fut un nouveau coup pour moi, mais en même temps, je ne me laissais pas beaucoup de chance aux gens d’entamer la conversation…. Mais, il fallait me pardonner, j’en étais encore à la phase d’adaptation. Il fallait absolument que je m’habitue à la présence des gens, partout, vraiment partout. Trouver un coin tranquille n’était pas facile au sein des bâtiments. Or, je ne pouvais pas aller m’installer dans le parc entre les cours, c’était beaucoup trop loin.

Je pris mon mal en patience. Cette femme avait peut-être quelque chose d’intéressant à dire. Peut-être était-ce un professeur ? Un professeur que je n’aurais encore pas eu en cours…ou bien…un professeur qui s’occuperait d’une autre classe. Il serait plus simple de lui demander. Etait-ce l’étape des présentations qui venait après celle du premier échange ? Je décidai de me lancer.

Tante Ann m’avait dit de toujours être polie en public, qu’importe les situations. Il n’était pas difficile de l’être en cette circonstance, malgré la frayeur que cette étrange femme m’avait faite.

Maintenant que je m’étais présentée, j’attendais sa réponse. Sans impatience, je voulais juste savoir à qui j’avais à faire, pour mieux être apte à… réagir ? Réagir à quoi ? Il n’y avait pas eu d’incident quand elle m’avait parlé, puis attrapée par le bras… enfin, si peu, à peine. Devais-je m’inquiéter qu’une adulte s’intéresse à mon cas ?

Une psychologue ? Je comprenais mieux maintenant pourquoi elle s’intéressait à moi. Avait-elle eu vent de mes problèmes de contrôle ? Avait-elle peur pour mon cas ? Ou pour les autres élèves ? Voulait-elle me faire suivre une thérapie sans me le dire ?

« Flippé » ? Les adultes utilisaient ce genre de vocabulaire ici ? Je ne sais pas quel sentiment se reflétait sur mon visage, mais intérieurement j’étais perplexe. Cette femme était-elle vraiment psychologue ? Et puis pourquoi revenir sur cette histoire de sucette ? Je lui fis un sourire, forcé, et sortis la sucette offerte par Marshmallow, sucette que je n’avais toujours pas mangé. Je la regardai l’air de dire : « Vous voyez ? Pas besoin de m’en donner j’ai ce qu’il faut ! » Me tutoyer ? Elle faisait bien ce qu’elle voulait…

Je n’étais pas très à l’aise, au contraire, je restais méfiante, mais cette femme avait un petit air innocent, presque comme une enfant. Ce n’est pas pour autant que je lui faisais confiance.

Pourquoi me demander si elle pouvait le faire au professeur d'art plastique ? C'était idiot. Et cela me dérangeait pour rien. Et puis je compris que c'était un chemin détourné pour arriver où elle voulait quand elle me demanda ce que je dessinais. J'occultais certaines de ses paroles et lui répondis brièvement en écrivant ce qu'elle voulait sur une feuille vierge :

Il n'y avait aucune raison pour que je m'étende plus. Si ? Oh et puis à quoi bon, je n'allais pas déballer ma vie à une inconnue, adulte ou pas adulte. En plus cette femme me mettais mal à l'aise.

En silence, je sortis une nouvelle feuille de dessin et lui fit signe de s'asseoir sur le banc le plus proche pendant que je m'installai en face, assez loin. Dessiner de près était embêtant pour les proportions. Je pris quelques repères vite fait puis je réalisai son portrait sans trop de difficultés, son visage était agréable à dessiner.

Quand j'eus terminé je m'approchai d'elle en répondant à ses autres questions.