Tout est dans le regard.

C’était une vérité générale de dire que les “vieux” avaient leurs petites habitudes, un petit train-train quotidien qui les poussait à faire chaque jour les mêmes gestes, inlassablement. Chayton, presque quadragénaire, n’échappait pas à cette règle, bien au contraire. Il appréciait sa vie bien rangée - sauf le matin avec Glen qui respirait la joie et Anabelle qui braillait parce qu’ils n’avaient pas fait le petit déjeuner - et les pauses entre les cours ne dérogeaient pas à la règle, non pas qu’il ait beaucoup d’heures. Etant professeur dans une option, c’était plus une sorte de mi-temps mais aujourd’hui, il devait rester pour corriger des contrôles.

Il se prépara donc un café noir avec un seul sucre et pas mal de canelle dedans. Ainsi son péché mignon vit encore une fois le jour. Il restait à Chayton encore une demi-douzaine de copies portant sur l’étude de Charlie et la Chocolaterie pour les plus jeunes de son option, aussi enfila-t-il ses lunettes pour mieux y voir. Malheureusement, le poids des années ne lui permettaient pas de rester intact et “parfait”, à commencer par ses yeux déjà atteints de presbytie.

L’homme salua vaguement les professeurs et autres adultes qui venaient envahir la salle des profs et se concentra sur une des copies qui l’aurait fait pleurer. De désespoir, des larmes de sang, de rage… Il était désemparé de voir le nombre de fautes à la ligne qu’il pouvait recenser et bientôt la copie se couvrit de rouge. Les réponses étaient plutôt bonnes dans l’ensemble mais l’élève n’était pas connu pour sa dyslexie, donc soit il le faisait exprès, soit il était illettré donc la qualité en pâtissait. Il finit donc avec un C.

En relevant le nez de ses corrections, Chayton posa les yeux un instant sur un individu et une seule seconde suffit pour que son humeur ne passe de neutre à passablement maussade. Un jeune homme brun était nonchalamment appuyé contre le comptoir où trônait le Saint Graal, la cafetière, toisant presque naturellement toute personne qui passait devant ses yeux.

Le nouveau psychologue, Nephilim Apries de sa dénomination. L’Amérindien ne l’appréciait absolument pas, même s’il ignorait pourquoi. Son air de beau gosse ténébreux qui se prenait pour quelqu’un d’important alors qu’en vérité, il n’était pas foutu de bosser plus haut que dans un pensionnat perdu sur une île en plein milieu de la mer du Nord ? Chayton n’était pas du genre à détester quelqu’un pour des raisons si banales mais puisqu’il n’en avait aucune, alors tout était pour le mieux ? Non… Tant de puérilité à son âge, cela le répugnait mais c’était inévitable.

Il vrilla donc ses prunelles dorées dans celle de son vis-à-vis et le fixa longuement, la neutralité peinte sur son visage. Chay ne disait absolument rien, il jaugeait seulement le nouveau. Qu’allait-il faire, ce jeune type ? Psychologue, hein ? L’homme n’aimait pas beaucoup ces gens-là, ils étaient pour la plupart des gens incompétents parce que la faculté de psychologie était la poubelle des élèves ignorant ce qu’il voulait faire. Du moins, c’était son avis bien tranché.

Décidant finalement qu’il avait mieux à faire, Chayton retourna à la correction de ses copies et sirotant une gorgée de café encore chaud.

 

Avec ce petit blanc-bec dans les parages, Chayton n’arrivait pas à se concentrer, c’était tout bonnement impossible. Ce jeune type était un cafard, une tâche d’encre dans l’immaculé du calme de l’amérindien et il l’aurait bien écrasé d’un coup de poing mais ça ne se faisait pas. S’il était toujours un exemple de self-control, l’homme l’était moins avec lui. Il ignorait pourquoi mais c’était ainsi. Il ne pouvait même pas dire “c’est physique” car malgré son caractère arrogant de monsieur Connard, Nephilim restait un homme agréable à regarder. Ah si, peut-être cet air de “je suis bien au-dessus de toi” qu’il portait toujours sur sa petite gueule d’ange.

Chayton inspira profondément en relisant pour la cinquième fois le même paragraphe et entoura au moins dix fois une faute d’orthographe énorme. Ces gosses de nos jours, c’est plus ce que c’était ! À son époque, les gamins on les éduquait à la baguette et à la règle en bois sur le bout des doigts. Cette image le ramena à Nephilim. Il aurait du être dressé comme ça, le petit, ça lui aurait fait les pieds un peu.

En relevant les yeux rapidement, il s’aperçut que le jeune homme venait s’installer près de lui après avoir pris un café. Au moins un point positif chez lui, il aimait ce doux breuvage… Peut-être le seul bon point, en fait. Chayton retourna à ses copies, faisant mine de ne pas l’avoir vu et sentit soudain une odeur qu’il connaissait bien, puisqu’il émanait de sa tasse la même fragrance. Il se recula juste à temps pour que son pantalon ne soit pas tâché par le café qui coulait sur ses deux dernières copies et grogna doucement, se retournant vers l’abruti qui venait de lâcher sa bombe caféine et tomba nez à nez avec la seule personne à laquelle il s’attendait.

— Oups… bon bah vos élèves auront le loisir de posséder une copie senteur café. Ça adoucira les sales notes que vous mettez si j’en crois mes observations. Toutes mes excuses ; je ne regardais pas où j’allais.

Mon cul aussi, il ne regardait pas où il allait.

— En plus d’être arrogant, vous êtes maladroit ? Vous cumulez mal les deux ma foi.

Chayton n’irait pas insulter gratuitement une personne, même si ce même individu venait de renverser tout son gobelet sur des corrections quasiment finies. Il attrapa le rouleau d’essuie-tout à côté de la machine à café et épongea le liquide qui continuait de se répandre sur la table, évitant bien de poser les yeux sur Nephilim. Il se contenta de rester calme et concentré sur la tâche, littéralement, pour éviter de jeter le psychologue en-dehors de la salle du personnel.

Une fois fini de tout nettoyer, les boules de papier absorbant n’étaient plus que caféine gouttant partout. Voulant tout d’abord les jeter à la poubelle, l’Amérindien modifia sa première intention et se dirigea vers Nephilim. Une fois devant lui, Chayton le toisa avec un très léger sourire, à peine l’horizontale de ses lèvres fut-elle perturbée et lâcha impudemment le tout sur les chaussures. Le psychologue avait beau être grand, presque autant que Chay, celui-ci était presque deux fois plus large que lui et il profitait de cette différence pour éviter des représailles physiques. S’il osait en salle des professeurs, bien évidemment.

L’homme ramassa ses copies par miracle encore intactes et ferma sa sacoche de cuir en regardant les deux dernières feuilles collées à la table à cause du café. Ce Nephilim était un imbécile, c’était indéniable alors mieux valait ne pas rester trop longtemps dans les parages.

 

Chayton n’était pas violent, loin de là. Si un jour il avait recours à ses poings, c’est que la personne en face était allée vraiment loin dans ses menaces ou son comportement déplaisant. Non, en réalité, Chayton n’était plus violent, pas comme avant. Plus jeune, il laissait ses poings parler à la place de sa patience et son calme. Le petit Nephilim avait bien de la chance sinon ses dents auraient volé en un éclair dans toute la salle des professeurs, autres individus ou non. Il n’aurait eu aucun mal à faire taire l’arrogance de ce petit mec mais désormais, l’amérindien était un homme calme.

Il ramassa rapidement ses affaires avant que la situation ne dégénère un peu plus, déjà qu’il s’était laissé allé à de la puérilité - qu’il cachait tant bien que mal, habituellement - en lâchant les essuie-tout imbibés de café sur les pieds de Nephilim… Une fois le tout rassemblé, Chay se dirigea vers la sortie mais fut rapidement arrêté par la voix du jeune homme qui voulait faire de l’humour.

▬ Eh bah dis-donc. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il vaut mieux ne pas vous chercher lorsque vous êtes de mauvais poil. Vous devriez essayer les techniques de relaxation style yoga. Vous allez voir, ça détend.

Un rictus moqueur naquit au coin des lèvres en l’entendant s’éloigner un peu de moi. Oh non mon petit, je n’irais pas salir mes mains sur ta gueule d’ange. Je ne te ferais pas ce plaisir. Chayton s’arrêta un instant, montrant son large dos à Nephilim, puis se retourna de trois quarts, le sourire toujours aux lèvres.

▬ Je préfère une bonne tasse de thé pour me détendre. Vous devriez essayer, c’est beaucoup moins tâchant que le café. Et je suis d’une humeur brillante, vous ne l’aviez pas remarqué ?

Chay ne le dirait pas mais il appréciait ces petites piques entre eux deux. Cela changeait des relations qu’il qualifierait de “platoniques” avec d’autres professeurs. Certains, il n’y faisait même pas attention alors que ce jeune impertinent, il le tenait en éveil, presque amusé des situations dans lesquels ils se mettaient. Même si cette fois-ci, il était assez irrité que des copies aient eu à pâtir de leurs enfantillages.

▬ Vous viendrez bien en classe de littérature pour expliquer aux pauvres élèves pourquoi je n’ai pas pu leur mettre de note, n’est-ce pas ? Je compte bien évidemment sur votre présence.

Ce n’était pas une demande, c’était un ordre quelque peu caché. Heureusement, Chayton ne donnait pas d’ordres absolus mais il aurait apprécié en ce moment même. Il attendait Nephilim au tournant, toujours à moitié tourné vers lui.