A link to the Past || PV. Betsabe ♥

Les gens parlent. J’écoute, souris, parle de temps en temps. Assis à la grande table centrale de la salle des profs, je profite de mon temps libre pour faire connaissance avec mes nouveaux collègues. Je me fais discret, faisant tourner entre mes doigts mon gobelet, attentif. Je ne parle que lorsqu’on m’interpelle, mais fais en sorte d’être ouvert à la discussion. Si j’ai bien analysé, nous sommes six. Alessandrä est partie il y a peu, retournant à son prochain cours. J’ai repéré l’un des psy, la secrétaire, le prof de musique, le prof de Maîtrise du pouvoir. Je ne connais pas la dernière voix. Du moins... Je n’ai que la sensation de la connaître, et pourtant, je suis sûr que c’est la première fois que je l’entend depuis mon arrivée à Prismver. Mes sens ne me trompent pas. Rarement, disons.

Et pourtant, cette voix ne m’est pas inconnue. «Betsabe, les makis de midi étaient DI-VINS !» Betsabe... C’est un prénom original. Il me dit également quelque chose. J’ai connu une Betsabe. Je crois. C’est si lointain. «Bon, allez, c’est l’heure !» Des gens se saluent, la porte s’ouvre, des pas se font entendre, puis la porte qui se referme. J’ai dû mal à distinguer combien de personnes sont parties. Plusieurs, c’est certain. Mais la pièce a beau être de nouveau silencieuse, je sais qu’il reste quelqu’un. Je n’entend qu’un seul souffle. Nous ne sommes donc plus que deux. Je me lève, me retourne; la cafetière doit-être  ici. Je tâte le dessus du meuble, trouve de mes doigts sensible la cafetière, mais renverse un gobelet qui traînait, encore plein. Bruit de plastique sur le sol. Liquide.

«... Merde...»

Je m’accroupis, tâtant le sol, mes doigts tapotant le café au sol, sans que je ne puisse repérer le gobelet qui a probablement roulé. Je rougis. Je n’aime pas faire preuve de maladresse, je n’aime pas être victime de mon handicap en public. Mais il me faut du temps pour connaître mon environnement, et il est des choses, comme un gobelet au mauvais endroit, que je ne peux malheureusement pas prévoir. Je suis toujours à la recherche du gobelet quand j’entend des pas s’approcher, et une personne se baisser près de moi.

«Tiens.» Une main féminine se pose sur la mienne, tandis que le gobelet apparaît entre mes doigts. Je murmure un remerciement, gêné, d’autant plus que la personne qui se tient près de moi est celle que je n’ai pas réussi à identifier. J’ai d’autant plus l’impression de la connaître à cet instant ou elle est toute proche, ma main dans la sienne. Je n’ai pas de mémoire visuelle, mais mes autres sens en ont une. Et j’ai déja eu cette présence à mes côtés. Je fouille à travers mes souvenirs. Cette semaine, non, je suis certain de ne pas l’avoir croisée de si près.  Alors... ?

«Abel ? »

J’entend mon coeur donner un coup légèrement plus fort à l’entente de mon prénom. Personne ici ne m’appelle Abel, excepté Alessandrä, Nemesis et Eilween; soit les gens que j’ai connu à Prismver lorsque j’y étais étudiant. Cela ne fait que quelque jours que je suis dans l’établissement, et tous m’appellent encore par mon nom de famille. Je connais donc cette fille, en dehors d’ici. Betsabe, Betsabe. «Oui... On s’est connus élèves, n’est-ce pas ?» Je me redresse, rompant le contact. Je l’ai entendue parler, et son prénom confirme mes souvenirs. «Tu es Argentine... Tu étais en C, si je me souviens bien.» Betsabe. La fille en C. La fille pour qui j’avais un faible, à l’époque. On fréquentait les mêmes personnes. Elle avait un don gênant, sans que je puisse me rappeler de ce que c’était. Mes amis la trouvaient canon, quoi que sauvage. Quand à moi, malgré mon attirance, je n’ai jamais osé l’approcher. Josh me disait souvent qu’elle était en train de me regarder. Elle avait un nom de famille imprononçable.  

«Je... La cuisine, hein ? Ils ont raison, ta cuisine est excellente.» Mince alors, quelle coïncidence. Me retrouver seul en tête à tête avec la fille pour qui j’avais le béguin, mais à qui je n’ai jamais osé parler directement... Mais les années ont passé, beaucoup d’eau à coulé sous les ponts, et même si cette coïncidence m’intimide légèrement, je ne peux rester troublé comme lorsque j’avais dix-huit ans. Certes, je suis réservé, surtout avec les femmes, mais je suis un jeune homme désormais, qui plus est professeur; j’ai gagné en assurance.

«D’abord Nemesis, puis Eilween, et maintenant toi... Décidément, le monde est petit.» Je me tourne vers la cafetière, m’assurant de ne pas être maladroit, me ressert un gobelet de café. «Je crois que, malgré tout ces moments passés ensemble, c’est la première fois qu’on est seuls tout les deux.» J’esquisse un sourire. Je ne préfère pas lui préciser pourquoi je fuyais toujours nos tête à tête, même si, peut-être, la raison lui avait tout de suite semblé évidente.

«Maintenant que tu le dis je crois bien que tu as raison. Surveillant ? Hm non.. t'es trop soigné pour ça. Prof ! Mais oui bien sûr Monsieur Crane professeur de … ?»
«Eilween est devenue prof de maths, alors j’ai dû devenir prof de Littérature, tu sais qu’il a toujours fallu qu’on s’oppose elle et moi, sur absolument tout.»

C’était vrai. Telle était notre relation. L’un disait oui, l’autre devait dire non. Le premier choisissait blanc, le seconde devait affirmer noir. C’était comme ça, entre nous. Mais c’est grâce à elle que j’avais connu Betsabe, entre autres.

Je récupère mon café chaud, m’appuyant de ma main large sur le meuble, bras tendu, portant le gobelet à mes lèvres, légèrement tourné vers elle sans toutefois orienter mon visage face à elle. Inutile, lorsqu’on ne regarde pas la personne. Je bois, me brûlant la langue, essayant de rester le plus discret possible, même si une grimace m’échappe à cet instant.

«Putain j'suis encore sur le cul. J'ai l'impression qu'on rentre tous au bercail ça me fait bizarre de tous vous revoir en tant que prof j'ai l'impression de retourner aux années lycées. »
«Et moi donc...»
«Je trouve que les étudiants d'aujourd'hui sont beaucoup moins casse cou que nous. Bon y a Jim pour remonter le niveau avec ses soirées mais c'est un petit merdeux.  Tu t'souviens de nos soirées toi? Héhé avec Eilwy on faisait n'importe quoi.»
«Tu ne sais probablement pas tout de ce que font les étudiants d’aujourd’hui...» Je souris. «Je ne connais pas ce Jim. Et oui, je me souviens de nos soirées... On était sacrément casse-cou oui.» Je nous revois, picoler et fumer, certes, mais surtout aller crapahuter en ville, dans les bâtiments la nuit, sur les toits. Je les suivais partout. Et aucun d’entre eux ne râlait contre ma présence. Au contraire. Tous étaient ravis et fiers de moi, que je les suive dans leurs délires malgré mon handicap. Tous m’aidaient, jamais personne ne m’a laissé dans la merde. «Est-ce que tu te rappelles quand on est montés sur le toit du commissariat ? Je n’oublierai jamais cette nuit.» Je souris d’avantage. «La vue sur la plage était sublime.» On avait picolé, fait les cons. Et puis, les flics étaient arrivés. Et tous ensemble, on avait réussi à semer une zizanie suffisante pour qu’aucun de nous ne se fasse chopper. «J’ai quand même failli y passer ce soir là.» Avouais-je, buvant une nouvelle gorgée. Je soupire finalement, alors qu’un silence nostalgique s’est installé. «... Le bon vieux temps de l’insouciance...»

Je jette mon gobelet à la poubelle, m’appuie contre le meuble.

«... On est pas si vieux après tout. On a encore le temps de s’assagir, tu crois pas ?» Je tourne mon visage vers elle, un sourire malicieux aux lèvres. Après tout. Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas se refaire ça, sur le toit du commissariat ?

... Décidément, la sagesse ne m’a pas encore attrapée, malgré les airs que j’essai de me donner.

«Tu déconnes ?! Eilwy et moi on s'était cassé comme des fourbes en vous laissant derrière. J'm'en rappelle on avait jamais couru aussi vite. Cette pouffiasse m'a quand même demandé de faire la course jusqu'au pensionnat alors qu'on se faisait courser par les flics.»
«... Et nous on a fini par nous cacher dans une benne à ordures !»

Rires. Nostalgie. Cette nuit avait été magique. Je me demande pourquoi j’éprouve tant de plaisir à m’en rappeler. Je veux dire, habituellement, j’évite de me remémorer cette époque. J’essai de l’éclipser de ma mémoire. Parce-que j’ai cette douleur qui ne me quitte pas. Je comprend alors pourquoi cette nuit là est un souvenir heureux, peut-être le seul, finalement. C’est parce-qu’il n’était pas là, cette nuit là. «Mon dieu ! Tu étais là quand on a tagué le mur dans les ruines?! On était tellement caisse... Je suis sur que si ! Attends y' avait toi, Eilwy, Aless , Josh....» Son souffle s’étouffe. L’atmosphère s’alourdit instantanément. Yeux clos, je cille légèrement, nerveusement. Et mon coeur se fait lourd.

«Putain j'suis désolée. »
«C’est rien.»

Je déglutis, inspire. Silence. «Ca fait six ans, tu sais.» Je frissonne. «La plaie se referme. Même si revoir Nemesis me.» Je m’arrête. J’ai parlé trop vite, beaucoup trop vite. Elle ne sait probablement pas. Elle ne doit pas savoir qu’il est lié à ça. Personne ne doit le savoir, surtout pas ici, alors que nous faisons tous parti du même personnel encadrant. Je ne connais pas le lien entre Betsabe et Nemesis. Ils sont peut-être très proches. Mieux vaut que je ne parle pas de lui. Mieux vaut que je l’oublie. «Me fait bizarre. Parce-qu’il le connaissait bien aussi.» Voila, point, erreur rattrapée, camouflée. L’avantage, c’est que les voyants ne savent pas voir. Elle ne peut rien lire dans mon regard. Et généralement, les gens ne sont pas assez attentifs pour déceler les faiblesses que l’on peut trouver dans une voix. Je reste calme, stoïque, essayant de ne rien laisser paraître. «Bref, c’est du passé tout ça. Alors, à part la cuisine ? Est-ce que tu vis ici ou a un appartement en ville ? Un petit ami, un fiancé ?» Oui, oui, appelons ça de la curiosité, j’y ai mis le ton.

Je suis heureux de ne pas avoir à la regarder. Il paraît que les yeux sont le reflet de l’âme. Qu’il est possible d’y lire les émotions. J’aime autant qu’elle ne sache pas à quel point je me sens vide, à cet instant.

Car oui, six ans ont passé. Oui, il faut passer à autre chose. Mais la mort de Josh sera à jamais une plaie saignante dans mon coeur. Car c’est elle qui m’a fait grandir, brusquement, trop vite, beaucoup trop vite. C’est également elle qui m’a permise d’accomplir mon rêve, de devenir enseignant. Cet évènement m’a marqué à jamais. Je sursaute, sentant soudainement Betsabe me toucher, pour me prendre dans ses bras. Trop peu de gens ont conscience qu’il faut s’annoncer à un aveugle. Que toute réaction non annoncée surprend. Que nous sommes constamment sur le qui vive, en proie à tout évènement brutal. Celui-ci en est un. Inattendu. Brusque, malgré la douceur qu’elle a pu y mettre. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qu’il se passe. Sa main dans mes cheveux. Les siens près de mon visage. Je pose doucement mon menton sur son épaule, me détendant légèrement sous ce contact chaleureux. Et je ressens ce qu’elle veut me faire ressentir. Nos souvenirs. Nos instants passés. Que même si nous n’étions pas les plus proches, notre présence a compté pour l’autre. Betsabe a compté pour moi, comme d’autres au delà de Josh, Nemesis et Alessandrä. Et je suis heureux que elle, soit encore là.

Elle me lâche finalement, j’ôte ma main de son dos, prenant conscience qu’elle était venue s’y poser sans même que je n’y pense. «Alors pour répondre à ta question je vis ici j'suis dans le studio 5.» Celui de Nemesis. Je baisse la tête. J’ai bien fais de ne pas en parler. «Et sinon .. niveau petit ami.. Non j'ai personne. En même temps vu mon don c'est un peu .. compliqué.» Son don ? Voila. Je me souviens, désormais. L’insensibilité physique. Je frissonne. C’était donc ça, qui lui avait fait traverser une période difficile, à l’adolescence. Que c’est compréhensible. Et aujourd’hui encore, il semblait être un handicap, puisqu’elle justifiait son célibat ainsi. Son étreinte me touche d’autant plus que je comprend qu’elle l’a fait, sans pour autant me sentir contre elle.

Dieu, que ce doit être étrange de ne rien ressentir. Je me rend compte de ce que ressentent les gens qui n’arrivent pas à imaginer que je ne vois rien. Je ne vois rien, et Betsabe ne sent rien. Je ressens ce lien puissant entre elle et moi, celui que je ressentais autrefois. Parce-que nous n’avons pas été proches, mais finalement, nul ne sait mieux que l’autre ce que nous ressentons. Nous sommes bien plus proches que ce que l’on pourrait croire. Tout les deux privés d’un sens. Je comprend à quel point elle peut ressentir ce que je ressens.

«Et toi ? Une copine ?»
«...Non. En même temps vu mon état, c'est un peu .. compliqué.» Dis-je en esquissant un fin sourire complice, reprenant volontairement ses propres mots. Oui, nous sommes bien plus proches que ce que je pensais. Un silence, quelque peu gêné. «... J'essai d'arrêter mais, j'ai sentis une légère odeur de tabac, sur toi. Tu ne m'offrirai pas une clope par hasard ? Histoire de prendre l'air, si tu as un peu de temps devant toi... ?»