A link to the past (part2) / pv Abel ♥

J’apprend donc qu’il y a un balcon. Je ne suis ici que depuis quelques jours, et c’est le genre d’endroit qui n’a aucun intérêt pour moi, qui ne peux pas profiter d’une vue. Mais si je peux y fumer... Non, Abel, tu dois définitivement arrêter. C’est mal parti. Entre les retrouvailles avec Nemesis, la fréquentation d’Alessandrä et désormais, de Betsabe... je pense ne jamais en être capable. Mais bon, je me permet d’espérer.

La jeune femme attrape ma main, dans une bonne intention, certes, mais ce n’est pas de cette façon qu’il faut faire. «Attends.» Je préfère lui apprendre maintenant. On va être mené à passer du temps ensemble, et Betsabe, si elle est restée comme avant -et elle en a l’air- est une vraie bourrasque. «Plie ton bras.» Une fois chose faîte, je m’accroche à ce dernier, restant un pas derrière elle. «C’est comme ça qu’on guide un aveugle. Et tu annonce simplement les obstacles.» Simple culture. Trop de gens ignorent tout de la vie avec les aveugles. Le fait qu’il faille s’annoncer avant d’en toucher un. Le fait qu’il faille mettre sa main sur l’épaule pour annoncer un instant, par exemple, que c’est le moment d’ouvrir la bouche ou de prendre un objet qu’on nous tend. Mais j’ai l’habitude que les gens ne connaissent pas ces gestes. Josh les avait appris par coeur. Il était devenu, à une vitesse incroyable, un guide parfait. Le fait qu’il apprenne tout les gestes pour vivre en harmonie avec moi était tellement touchant, pour un gamin inconscient de son âge. Il était mes yeux, il était... Il était mon monde.

Nous voila sur le balcon. «Tiens.» Je tend la main vers elle, elle y dépose une cigarette. J’ai l’habitude de roulées, mais ce sera très bien. Je la glisse entre mes lèvres et de mon autre main, effleure ce qui m’entoure du bout de ma canne blanche. Je repère ainsi la rambarde et m’y avance.

«Putain j'aurais tellement aimé pouvoir créer des flammes avec mes doigts plutôt que d'être fucking insensible. Il est où ce putain de briquet ?!»
«Si tu avais ce don, tu fumerais encore plus, là au moins, tu t’es peut-être privée de deux ou trois clopes dans ta vie grâce à des oublis de briquet, c’est toujours ça de gagné.» Ironie. Je me rappelle désormais qu’elle fumait beaucoup. Moi aussi, à l’époque.

Le briquet sous mon nez pour allumer ma clope me fait sursauter; encore quelque chose qu’on évite avec la main sur l’épaule. «Tu m’a fais peur... Pose ta main sur mon épaule avant toute action sur moi, s’il te plaît. Juste pour annoncer. N’oublie jamais que je ne vois rien. Et oui, il y a tout un protocole pour évoluer avec moi...» J’achève ma phrase, gêné. Toujours gêné à l’idée d’être un poids pour les autres, à l’idée de devoir changer leur comportement habituel. Elle acquiesce, et le silence s’installe alors que l’on tire notre première taffe. Je reconnais au goût la marque de la clope. Je laisse la fumée dévaler ma langue, puis ma gorge, m’étant installé accoudé dos à la barrière, et dos à la vue.

«Bordel de merde ça fait trop du bien. J'peux pas fumer pendant que je prépare le repas parce que c'est compliqué pour moi de sentir le vrai goût des aliments avec en plus une odeur de clope donc j'ai pas fumé depuis ce matin !! J'en pouvais plus.»
«Alors tu fumes toujours autant heh.»

Elle s’étire. Je lève la tête en arrière, souffle lentement.

«Je sais que tu nous vois pas mais j'te jure on a l'air de deux vieux cons à fumer sur un balcon avec des lunettes de soleil alors que dehors il fait tout moche. »
«Ah, il fait moche ?» Entre nous, je n'ai jamais compris cette expression. Je fais glisser mes lunettes de soleil plus bas sur mon nez, laissant la luminosité taper sur mes paupières. C’est supportable. J’enlève mes lunettes, les plie et les accroche sur mon col de tee-shirt. Oui, aujourd’hui j’ai opté pour un tee-shirt à manches longues. Il était dans la pile des tee-shirts sombres, en espérant qu’il y était bien rangé, ce devrait être ça. Noir, peut-être. «Je dois porter mes lunettes le moins souvent possible. Rester habitué à la luminosité. Sinon, je n’aurai plus jamais la force d’ouvrir les yeux. Alors que j’aime ça, même si c’est stupide.» Mes yeux directement exposés à la luminosité, je lève de nouveau le visage vers le ciel. Ca me brûle légèrement, à travers les paupières, mais ça ira mieux dans une minute.

Nouveau silence. J’aspire. «T'sais à l'époque je craquais pour toi.» Je bloque. Une. Deux. Je souffle, souriant malgré la légère timidité qui m’envahit à cet instant. «... Je sais.» Je laisse mon sourire s’étendre un peu plus encore, toujours accoudé à la barrière, visage vers le ciel. «Et bien on est passé à côté de quelque chose, parce-que moi aussi je craquais pour toi.» Qu’il est étrange de dire ces mots. Un silence. Oserais-je ? Oui. Je met ma clope entre mes lèvres et me redresse. «Est-ce que, je peux ? Enlève tes lunettes.» Je me suis tourné vers elle, approchant mes mains. «J’ai toujours voulu te voir, alors maintenant qu’on a brisé la glace...» Je pose avec une délicatesse infinie mes mains sur ses tempes. Et mes doigts effleurent son visage. Dans mon esprit se dessinent ses sourcils. Ses yeux. Ses joues. J’effleure son nez, qui prend forme. Une main glisse dans ses cheveux; exactement comme je les imaginais. Finalement, mon pouce glisse délicatement sur ses lèvres entrouvertes. «Quelle ironie. J’ai besoin du toucher pour te  voir, et tu as besoin de la vue pour  me sentir.» Je souris, reculant d’un pas. «Content de te voir, Betsabe.» Je peux désormais poser un visage sur cette personne. Non, je ne vois pas son grain de peau, ou la couleur de ses yeux. Mais j’ai désormais une représentation en trois dimensions dans mon esprit, car mon monde n’est fait que de formes, de goût, de sons  et de senteurs. J’ai enfin pû ajouter cette dimension à son odeur et sa voix.

«J'ai les yeux bleus. La peau légèrement bronzée et les cheveux noirs. J'ai aussi pas mal de tatouages.» Bleu, c’est la couleur du ciel. Noir, c’est l’absence de couleur. C’est tout ce que je sais. Je n’ai aucune idée de ce à quoi ça ressemble. Mais j’imagine que c’est joli, d’avoir les yeux de la couleur du ciel. Elle m’annonce qu’elle va me prendre la main. Je suis touché qu’elle fasse l’effort, qu’elle ait cette attention. Calme, je la laisse faire. Je sens alors mes doigts effleurer sa peau, j’analyse vite qu’il s’agit de son épaule. « Ici j'ai une croix chrétienne, mon premier tatouage.» J’esquisse un sourire. Je suis croyant, moi aussi. Ma main glisse sur sa peau lisse, chaude. J’ai le touché sensible, je frisonne. «Ici il y a pleins de fleurs un peu ethniques au motif un peu hindoue j'étais dans ma période girly. Là il y a crâne mexicain, c'est un crâne normal juste qu'il y a des fleurs à la place des yeux. C'est un peu le printemps sur mon corps.» Je ris doucement, détendu. Religion. Mort. Nature. Beauté. Voila les dessins qu’elle a choisit de graver sur son épiderme. J’analyse mentalement cette révélation. J’aime apprendre ce genre de détails. J’aime réfléchir à la psychologie des gens, aux sens cachés, aux messages qu’ils essaient de transmettre. Car même si c’était une époque girly, tout ses choix ont un sens. Et comme lorsque je lis de la littérature, j’analyse, je cherche, je comprend. «La il y a un grand lion qui rugie. C'est mon préféré presque personne peut le voir sauf si je suis en maillot de bain.» Un lion. Un lion qui rugit, mais dans un endroit caché aux yeux du monde. Très révélateur. Mes doigts sur sa peau glissent, et je lis en elle comme lorsqu’ils effleurent le braille de mes livres. Je suis désormais au niveau de sa nuque, esquisse un sourire à ce qu’elle raconte.

Et puis, le charme se rompt, elle lâche ma main. Je me retrouve de nouveau dans ma bulle, solitaire, coupé du monde. «Bon j'ai aussi une étoile sur la cheville et une phrase secrète sur le coccyx mais on vient à peine de se retrouver tu vas pas commencer à me toucher le cul Abel. » Je laisse échapper un rire franc, amusé, attendrit par cet humour qui n’a pas changé. Betsabe est une pierre précieuse. Coupante, rugueuse, et à l’éclat sublime.

Insensible, elle s’est réfugiée dans les saveurs.
Aveugle, je me suis réfugié dans la lecture.

Quelque part, nous avons tout deux trouvé le moyen de passer outre notre handicap, de le défier. «Bon, ta phrase secrète m’intrigue.» Je lui souris, tirant une nouvelle taffe. «Même si j’avais l’honneur de pouvoir te déshabiller, je ne pourrais la lire, alors autant que tu me le dises, non ? Et qui sait, je pourrais te révéler ce que veux dire le braille tatoué sur ma nuque.»