Geek VS Debutant (feet Orson M. Dreemurr)

Un semblant d'ennui, comme souvent. Le quotidien semble se répéter sur une île si petite au sein d'une école qui, derrière ses airs si uniques, reflète parfaitement l'ambiance du monde qui l'influence. Ici, comme dans le monde entier, rien n'a changé. Ce que je ne peux retirer à Prismver, c'est que l'endroit est autrement plus écologique que le reste du monde. Exempte de voitures, des motos en quantité limitée et une présence plus que respectable d'énergie renouvelable. L'île a beau être trop petite pour satisfaire mes envies d'exploration, je me complais très bien dans cette mentalité respectueuse - et c'est en partie pourquoi j'accepte si docilement d'aller en cours. Prismver fait des efforts, c'est une certitude. Et pour quelqu'un d'aussi éloigné de l'urbain que moi, une île est certainement l'endroit qui me convient le mieux. J'aime cette solitude, ce paysage dégagé. J'aime cet air pur, l'ambiance unique malgré sa proximité avec notre société. J'aime cette école chaotique, échappant aux normes des règles trop strictes - me laissant la possibilité de vivre comme je le souhaite.

Comme souvent, je ne suis allé en cours que la matinée. Mes pas sont lourds, inquiets et tendus. Mes pensées sont tournées vers une dispute à laquelle j'ai assisté - un PUMA et un Voltor en pleine altercation. Je me suis fait aborder plusieurs fois, par la même occasion. Les Voltors sont connus - crains plus que respectés, évités plus que populaires. Je soupire doucement, traversant la salle de la classe de la 9D où le délégué m'a fait convoquer. Visiblement, mon esquive des cours n'est pas un secret et il préfère régler cette énième altercation de la façon la plus rapide possible : c'est la fin de l'année et les clubs ont besoin de recensement. C'est à moi de m'occuper de récupérer la paperasse du club de jeux vidéo. Haussant les épaules, je passe une main dans mes cheveux et prends la route de la salle informatique. Distrait, l'attention concentrée sur mon lézard que je caresse sur mon épaule, je sursaute presque lorsqu'une main touche la mienne et lève les yeux vers la source de la chaleur tout en reculant d'un bon mètre.

- Qui...? demandais-je, le souffle court. Ehm, pardon.

Je prends un temps avant de croiser le regard de la fille présente en face de moi. Des cheveux bleus, pétants. C'est ce qui me surprend et retient mon attention pendant quelques longs instants durant lesquels je juge son apparence. Un visage enfantin, assez mignon. Mais je ne m'y attarde pas plus que ça puisque mes yeux se posent ensuite sur sa main et je pénètre dans la pièce, profitant du fait qu'elle tienne encore la porte. La salle est vide. Je pivote à nouveau pour faire face à la demoiselle - elle fait la même taille que moi mais son apparence junévile la fait paraître plus petite qu'elle ne l'est réellement. Je ne vaux pas mieux, d'un côté. Et c'est avec cette fille, visiblement familière avec ce club, que je me retrouve coincé.

- Qu'est-ce qui est intéressant dans les jeux vidéo ?

Tais-toi, pensais-je. Cesse de t'écarter de l'essentiel.
Agis froidement, détaché, et repars, loin de ce monde que tu détestes.

Le plus lointain souvenir dont j'ai conscience, il incluait un bureau bon marché empli de maigres dossiers portant des noms d'élèves. Quelques tableaux étaient posés sur les murs et sur une grande chaise noire se tenait un grand homme maigre dont le sourire paraissait aussi réelle que sa voix monotone. Ses doigts crochus croisaient sur le bureau, son visage arborait avec perfection l'air inquiet qu'il semblait vouloir transmettre. Ou bien l'était-il vraiment, d'ailleurs. Je ne me rappelle plus vraiment. Le décor ressemblait à la copie mal réalisée d'un bureau de psychologue, ce qui était presque exact dans la mesure où il s'agissait d'un psychologue scolaire, une sorte de sous-version que j'étais forcé de voir devant le refus de mes parents à payer de véritables consultations.
Compte jusqu'à dix, me disait-il à nouveau. Contrôle ta colère.
La raison, quant à elle, je ne l'ai jamais oublié. J'ai toujours été un enfant nerveux. Le calme n'a jamais fait parti de mes plus grandes qualités et chaque fois que je me retrouve dans une situation qui titille mes nerfs, ce souvenir refait surface. Ce psychologue de bas de gamme. Des méthodes idiotes, qui étaient sans doute plus utiles que le reste de sa thérapie.

Je me souviens, de temps en temps. Et ma colère retombe, comme un refus de me laisser submerger par l'évidence de mes défauts. En général, tout commence par les yeux : le vert qui tourne au bleu azuré, une fente qui se dessine dans les iris avant que mon visage entier ne change et ne s'allonge à l'image de celui du gigantesque tigre que je deviendrai. Quand je m'énerve, mon pouvoir s'active - mais ça fait bien longtemps, de longues années que ce n'est pas arrivé. Je me contrôle, mieux que jamais. Il me suffit d'ignorer tout ce qui porte atteinte au calme que je parviens à maintenir - et je respire longuement, ignorant cette première question. Si je ne suis pas ici, je ne pourrais rien découvrir. Sans affronter l'inconnu, on reste coincé sur son peu de connaissances - c'est ce que mon enfance d'exploration m'a appris.

Et toi, pourquoi tu trouves ça intéressant ?
Je fronce les sourcils en l'observant et fourre mes mains dans mes poches en levant mes yeux vers le plafond, sceptique. Je ne trouve aucun intérêt à un univers virtuel, surtout quand son développement est créé au détriment d'un monde que nous avons déjà. La meilleure expérience est là, à portée, et les humains préfèrent l'ignorer au profit de leurs pâles copies comme si rien ne saurait égaler leur propre création.

- Je n'aime pas ça, justement.

Comment le pourrais-je ? Je suis trop empli de préjugés, de colère, d'un refus de croire et d'accepter que je serais toujours incapable de m'y amuser. Mais je le sais, au fond - ce n'est qu'une rancœur idiote et je ne fais que me priver de ça à cause de mes principes têtus.

- Je suis venu ici parce qu'il me faut.... ah oui, la liste des membres du club ainsi que le nom du président et de l'adulte responsable du club. Je ne m'intéresse pas au virtuel, surtout quand le plus grand jeu du monde est présent autour de nous et que certains s'amusent à le détruire.

Je serre sa main par pure politesse, refusant un nouveau problème.

- Orson. Il n'y a rien dont tu aies à t'excuser.

Souviens-toi, Orson. Souviens-toi de tes erreurs, de la raison de ta propre haine, de pourquoi tu te bats. C'est facile à dire, je sais bien. C'est simple de s'imaginer que quelques souvenirs suffisent à effacer les erreurs. Je n'y crois pas une seconde, pas même un peu. Je me refuse à penser que je puisse devenir meilleur, si rapidement, même un jour après ce que j'aie fait. Je ne suis pas un garçon normal, pas un humain respectable. Je ne suis pas aussi facile à comprendre qu'à pardonner. Pourras-tu comprendre, Ashley ? J'en doute vraiment - mes sentiments se mêlent à l'espoir de m'ouvrir à un monde que je déteste et dont les jeux vidéo sont l'image parfaite. Modernité, échappatoire, l'hypocrisie d'apprécier un monde quand on tourne le dos au réel. C'est comme ça que je le vois, que je ne peux m'empêcher de penser. C'est au travers de cette colère que je me permets d'avancer, ignorant la raison, en oubliant de me demander si cette façon d'être est véritablement juste.

Patient, en dépit de tout ce mal, je m'assois sur le siège le plus proche et observe l'écran noir qui me fait face. Mes doigts trouvent rapidement la télécommande et j'allume l'écran et la console en pressant le bouton rouge. C'est souvent comme ça que ça marche, avec ces machines. Mais après ça... je n'ai pas la moindre idée de quoi faire. Je lève les yeux lorsque la voix d'Ashley me parvient et fronce les sourcils à l'entente de ses paroles. Ce n'est pas tant que je juge les jeux vidéo, c'est plutôt toute cette modernité que je juge. Les gens du village aimaient à le dire - je suis un enfant sauvage, et c'est à la nature que j'appartiens vraiment. C'est à la nature que mon cœur appartient vraiment.

- Je ne déteste pas ça non plus, tu sais.

Je pose la manette et m'adosse au siège pour pouvoir mieux l'observer tandis qu'elle est penchée sur le bureau. Je prends conscience de son corps, de sa réalité - elle appartient à ce monde, elle aussi, et ma colère n'a pas lieu d'être. Elle est humaine, tout comme moi... tout comme les six garçons de l'époque. Mon cœur se serre, le goût amer de la culpabilité s'immisce dans ma bouche aux dents serrées. Je sais déjà tout ça. Mais la remise en question, tout comme l'acceptation de ce qu'on a toujours voué à détester, est difficile.
Alors, tandis qu'elle farfouille encore, j'allume la console. Un jeu s'y trouve déjà - la console affiche Breath of the Wild et charge une partie. J'entends la voix d'Ashley à côté de moi mais mon attention est déjà absorbée par les paysages qui s'affichent et durant un instant, je mets en doute la réalité ce que je vois. Ce jeu est bien. C'est une certitude et dès lors, l'amour de ces gens pour les jeux me paraît bien plus compréhensible. À l'inverse, je suis peiné de voir tant d'efforts mis dans le réalisme lorsque les réponses sont dehors, à portée. Je pose la manette et attrape la feuille que je range tout de suite dans mon sac sans quitter la fille des yeux.

- Je n'aurais jamais pensé que tu serais la présidente, avouais-je.

Une présidente qui a l'air plutôt pressée à l'idée de se débarrasser de moi. Je ne peux pas lui en vouloir - ce n'est pas un endroit pour se lier à mes introspections. Mais malgré ça, elle m'intrigue. Ce club m'intrigue, une passion assez forte pour se réunir ici, de son plein gré, et échapper à la réalité. Des écrans, des créations. Bien trop de choses pour construire une alternative ce que qui existe déjà mais, en même temps, ne sera jamais qu'une copie, une fiction différente et unique.

- Je suis curieux à propos de ce club. Je ne dis pas... que je vais aimer ça. Et je ne vais sûrement pas m'inscrire, j'aime beaucoup trop le monde dehors pour passer du temps à l'intérieur. Tu as déjà fait le tour de l'île, ou même traversé une forêt ? Parce que ça vaut le détour. Moi j'aimerais comprendre les jeux vidéo. Toute cette modernité... tout ce qu'on estime assez important pour oublier voire raser la nature. J'aimerais voir ce qui vaut la peine de s'en priver.

Je soupire doucement, lui laissant surtout le temps d'avaler mes longues paroles.

- Je ne compte pas me battre contre les puissants pour protéger la planète - ce serait dire à un cancéreux des poumons d'arrêter de fumer. Mais je ne pourrais pas accepter le monde actuel si je n'en comprends pas les fondements.

Je ne sais pas si j'y crois vraiment, pour être honnête. Je ne sais pas à quoi m'attendre, flanqué derrière un écran qui m'abîme les yeux à discuter avec une fille qui porte des lentilles pour protéger les siens, certainement, ou peut-être par effet de style. Elle est bien plus familière que moi dans cet univers virtuel, se défend du manque d'expérience auquel je l'attribue en exploration. C'est le contraire, à vrai dire, et elle me le fait comprendre. Elle a l'air d'avoir bien plus de vécu avec la nature que je veux bien l'admettre et ses paroles m'offrent une perspective à laquelle absurde et je m'imagine déjà grimper aux arbres tout en essayant de maintenir mon personnage au niveau convenable dans son propre univers.
Nous sommes diamétralement opposés et en cet instant, elle me rappelle Phoebus. Ce type-là avait toujours eu le don de m'agacer avec cette simplicité et sa bonté d'esprit. Il nous souriait comme si les problèmes n'étaient pas vraiment importants, comme s'il était capable de tous les régler - il était aussi illogique qu'amusant, et dans tout ça, je n'avais jamais douté de lui. Alors à quoi bon douter d'elle - surtout qu'elle faisait des efforts pour rester amicale.

- Ça marche, répondis-je avec un maigre sourire.

C'était un début.
Si opposées que demeurent nos personnalités, je pouvais apercevoir la possibilité d'une entente, loin derrière ces sourires faciles ou mes concessions parfois à contrecœur. Ce n'est pas ça que je voulais - et mon instinct animal me sifflait de ne pas me laisser avaler par les réponses faciles des plus aimables d'entre tous. Je voulais de véritables liens et ce n'est pas le genre de choses qui survenait après quelques échanges. Les gens me disaient méfiants mais sans ça, comment reconnaître la véritable confiance ? Je n'y crois pas, au fond de moi. Nous étions quatre - et entre nous, nous pouvions nous entendre, du fait de notre nature similaire, mais les autres étaient différents. Les autres n'étaient peut-être pas à même de nous accepter, cette nature dangereuse comme nos caractères aussi complémentaires que singuliers.

- Tu te sens prête à découvrir l'île, en échange de ça ?

Je me levais et m'étirais, comme prêt à traverser des océans.
C'était le cas - du moins, si les tigres pouvaient nager.

- Tu peux m'accompagner, mais je ne suis pas sûr que tu suives le rythme.

De la pure provocation - même s'il y avait sans doute un fond de vrai. J'avais de longues années d'expérience qu'un peu de sport hebdomadaire ne suffisait pas à compenser. Et puis, avant tout, j'avais cet instinct animal.

[Forêt étincelante] L'avantage de cette île, c'est qu'il n'y avait pas vraiment de frontière. Étant donné l'absence de route pour les véhicules, les chemins de la ville se fondaient doucement dans ceux de campagne qui, à leur tour, disparaissaient dans la continuité de ceux de la forêt. Cette île était le parfait équilibre entre nos deux mondes, l'image parfaite de notre relation. À mi-chemin. Je me retournais régulièrement, vérifiant qu'elle était en mesure de suivre - jusque là, pas vraiment de soucis, et puis, j'avais le bon sens de ralentir l'allure. Je n'étais pas là pour l'humilier mais pour lui partager ce moment de découverte. Une fois à l'orée de la forêt, tout devenait différent : les racines assez hautes pour entraver notre marche, la lumière plus fine, passant entre les branches - l'ambiance plus fade, et à la fois, emprise de mille couleurs.
L'ambiance était totalement différente de la ville, si petite soit-elle, comme celle de cette île. Le gris disparaissait, la pollution estompée dans l'air pur et verdâtre. Je pris quelques instants pour inhaler l'air des alentours et me tournais vers Ashley. Elle ne semblait pas aussi à l'aise que moi mais je devais avouer qu'elle se débrouillait bien mieux que je ne voulais l'admettre.

- Lève bien les pieds et ne pose pas tes mains n'importe où.

Ça pouvait sembler anodin comme conseil mais je me souvenais de mes premières erreurs dans ce genre de milieu. De plus, j'étais forcé de l'admettre - cette forêt était différente des endroits où j'avais l'habitude d'aller. Elle était plus... magique, quelque part. Du moins, pas aussi facile à vivre que les milieux naturels normaux. Cela dit, l'Australie était l'un des endroits les plus dangereux au monde. J'avais l'habitude des bestioles dangereuses et il fallait plus qu'un peu de végétation pour m'arrêter.
En traversant la forêt, je veillais à prendre les chemins les plus faciles. Plus plats, quitte à rendre le trajet plus loin et j'aperçus même, à un moment donné, un côté de la Maison Hantée. Sur cette île, l'endroit faisait office d'attraction - je savais que Loïs y vivait mais ça ne m'avait jamais tenté d'y faire un tour. Au lieu de ça, je conduisis Ashley jusqu'à une clairière dans un des coins de l'île - un plateau en hauteur duquel il était possible de voir une bonne partie de l'île.

- D'ici, je peux tout voir. Les animaux, la ferme, toute la ville et même la gare. C'est comme si l'île m'appartenait.

C'est magique, je le sais bien. C'est comme ça que j'ai toujours vécu ma vie. À quatre - Neith, Kennedy, Phoebus et moi, les quatre animaux dans leur élément. Nous ne connaissions pas notre pouvoir à l'époque, pourtant. Nous n'étions que des enfants aimants de la nature, des enfants qui se complaisaient bien trop dans la nature pour espérer retourner à la société dans laquelle nous étions nés. Ça n'a jamais trop été mon cas, en tout cas, et j'ai toujours voué un peu de haine à ce qui s'opposait à notre milieu naturel. De nous, j'ai toujours été celui avec le plus gros instinct animal, celui qui se laissait le plus submerger par ses émotions. Un bien pour un mal, et au final, je suis toujours resté attaché à mes origines même si je suis celui qui a le plus changé - avec Kennedy, peut-être.
Je ne peux pas le dire, mais ce dont je suis certain, c'est que mon attachement à la nature ne changera pas. Mon humanité reste un fait, comme la satisfaction de votre que mon univers plait à d'autres, que la magie n'est pas que dans la création mais dans ce qui est, qui a toujours été et que j'aimerais voir demeurer. Si seulement je pouvais protéger cette île de la façon dont j'aurais aimé protéger mon village de l'époque. Si seulement, si seulement j'avais le pouvoir, pouvais l'obtenir sans avoir à piétiner mes propres principes.

- C'est possible, répondis-je d'une voix douce. C'est le paysage tout autour de nous. Nous ne prenons simplement pas assez le temps de l'observer.

Je la laisse à la contemplation de la vue et pivote face à un des arbres les mieux placés de la forêt. D'un bond, je saute sur la première branche et commence mon ascension. Le tout ne me prend que quelques instants et je respire doucement en observant le paysage depuis un point plus haut encore, certainement l'apogée, en terme de hauteur possible, sur cette île. Il ne m'a fallu que quelques années pour me familiariser entièrement avec cette forêt - on peut dire, entre autres, qu'elle est devenue mon territoire. C'est peut-être ça, qui m'énerve tant. Cet instinct de protéger les lieux que j'estime m'appartenir. Avec un soupir de satisfaction, je descends quelques branches avant de sauter au sol juste à côté d'Ashley.

- Rentrons. Je vais te ramener.

La forêt est belle, mais peut-être dangereuse. Les animaux sont beaux, parfois dociles mais sont capables, comme je le suis aussi, de montrer les crocs lorsque c'est nécessaire.